Les portes se ferment et la foule se disperse, la rumeur a changé mais les gens continuent à chuchoter dans les allées sales de vin et de pluie.
Certaines infirmités nous font mal, d’autres sont encore invisibles, nous les découvrirons au fur et à mesure que nous grandirons.
Aleph nous élève, nous apprend à devenir, à être, à alléger les tares avec lesquelles nous sommes nés. Il nous enseigne les règles à respecter.
Quand les nuits seront à nous, nous apprendrons à ne plus avoir honte. Aleph nous offrira des lames effilées et nous pourrons couper la viande des femmes et briser les os des enfants.
Nous avons besoin de renforcer notre système, la captivité nous affaiblit. Nous n’avons pas le droit de chasser pour le moment, Aleph affirme que nous sommes trop jeunes mais que le moment viendra. Il nous libérera et nous apprendra à nous nourrir par nous-mêmes. À attraper les animaux les plus faibles d’abord, puis les plus coriaces, les plus malins. Enfin, lorsque nous serons prêts et autonomes, il nous montrera comment tuer les hommes.
Aleph parle peu, il prend soin de nous d’une autre manière que Maman. Il aurait pu nous tuer mais il ne l’a pas fait. Il nous maintient en vie et nous apprend à survivre, à nous tenir éloignés des danger
Nous préférons les contes qui se déroulent dans le vaste monde. Ceux qui parlent de voyages, de couleurs, de cuisine. Nous imaginons ce qui n’existe pas. La liberté et la bienveillance, l’amour et la paix. Les mots qui ne sont que mensonges. Aleph nous force à lire, pas pour que nous retenions les inepties qui se nichent au creux des livres, mais pour que nous apprenions à dompter le langage.
(...) je ne veux pas m’endormir sans entendre la fin que nous connaissons par cœur.
Si Maman se trompe de mot, si elle ajoute ne serait-ce qu’un silence là où il n’y a pas de virgule, nous la corrigeons sans relâche. Nous ignorons si elle trébuche volontairement, mais notre attention est si aiguisée que nous ne parvenons pas à laisser passer la moindre erreur. Nous la reprenons en chuchotant et la forçons à relire la phrase écorchée. Elle se laisse faire, parfois en souriant, parfois épuisée et n’ayant qu’une hâte : finir la maudite histoire pour que nous nous couchions enfin.
Maman nous fait toujours la lecture avant de dormir. Elle choisit quelques pages d’un des livres qui sont empilés contre le mur et les parcourt à haute voix pour que le sommeil nous emporte. Jung est encore petit, il s’endort toujours le premier, sa bouche minuscule ouverte sur son oreiller. J’arrive à lutter plus longtemps, j’écoute l’histoire en entier à chaque fois, je ne veux pas m’endormir sans entendre la fin que nous connaissons par cœur.
Il y avait, accroché au port, un immense, immense navire. Sa proue était ornée de sculptures incroyables d’hommes et de sirènes qui s’embrassaient pour affronter les vagues et conjurer le sort séculaire fait aux marins.
Sur le pont vivait un vieil, très vieil homme, assis sur un tonneau, les jambes emmêlées dans des couvertures de jute et de laine pour se maintenir au chaud. À quiconque souhaitait le rejoindre, il adressait un hochement de tête et ces mots :
« Personne à bord. »
Il répétait cela sans cesse, d’un ton monocorde, aux curieux et aux braves qui tentaient tout le jour durant d’escalader la coque.
« Personne à bord. »
Et personne ne montait, on écoutait le vieux, sous ses couvertures, qui secouait le menton comme un pendule.
Et cela fonctionnait. Depuis que le bateau et son hôte étaient apparus, les pêcheurs rentraient sains et saufs au foyer. Que les tempêtes fissent rage, que l’orage hurlât, les hommes revenaient tous, et tous étaient bien vivants. Les femmes de marin dormaient sur leurs deux oreilles, les enfants de marin avaient un père. On ne pouvait l’expliquer mais l’on s’en contentait.