Tu es trop sensible, qu'ils disent. Trop anxieuse. Tu accordes trop d'importance aux choses qui n'en ont pas.
Mais parfois le problème, ce n'est pas ce qu'on croit mais comment on y croit.
L'angoisse fonctionne comme ça. Elle fait diversion. Je n'ai aucune prise sur les choses importantes, alors je me concentre sur les petites.
Il faut bien qu'il y ait des choses qui comptent. Ou alors rien n'a d'importance.
Techniquement, je n’arrête pas les cours, je cesse juste d’y aller, ai-je rétorqué avec un sourire forcé. (En réaction, le docteur Shepard a froncé ses sourcils parfaitement épilés.) Et puis ce n’est pas comme si je n’avais pas fait d’efforts.
Le fait que mon père soit un homme froid présente un avantage indéniable. Il ne s’est pas effondré après l’accident. Je ne l’ai vu qu’une fois commencer à perdre les pédales – au téléphone avec le docteur Simons, son meilleur/seul ami/mentor/père de substitution. Et même alors, il s’est ressaisi très rapidement. Il m’arrive quand même de me demander si je n’aimerais pas qu’il craque de temps en temps, juste histoire de me serrer contre lui à m’en étouffer et pour que je devine dans ses yeux qu’il sait à quel point je suis dévastée. Parce qu’il l’est, lui aussi.
C’est une règle chez nous : pas de téléphone portable dans la salle à manger. Elle a été instaurée il y a très longtemps, même si personne ne la respecte vraiment – ni ma mère, ni mon frère jumeau, Gideon, ni moi. Mais ça, c’était avant. Il y a deux types d’événements à présent : avant et après. Entre les deux, une période tragique, l’accident de ma mère survenu quatre mois plus tôt. Depuis, la règle du « pas de téléphone » est devenue beaucoup plus importante pour mon père. Comme plein d’autres détails. J’ai parfois l’impression qu’il essaie de reconstruire notre vie avec des allumettes. Et je l’aime encore plus fort pour ça. Mais aimer quelqu’un ne veut pas dire le comprendre. Ce n’est pas vraiment grave, au fond, puisque mon père me considère comme une énigme lui aussi. C’est comme ça depuis toujours. Et maintenant que maman est morte, je pense que plus personne ne me comprendra.
Il y a encore bien des choses que je ne comprends pas. Un paquet, même. Mais j’ai tout de même une certitude : malgré toute la peur que je lis dans les prunelles de cette femme, je dois à tout prix la persuader de nous aider. Nos vies en dépendent. Et pour ça, il faut qu’on sorte d’ici.
« Nous devons croire que nous sommes tous doués pour quelque chose et que nous devons tout mettre en œuvre pour l’obtenir. »
Marie CURIE
Il n'y a qu'une façon pour moi de sortir de ce garage : me persuader que j'en suis capable. Tu peux le faire. Tu peux le faire. La voix de ma mère résonne dans ma tête. Je sens qu'elle croise les doigts pendant que j'escalade très lentement cette paroi rocheuse. Je suis parvenue au sommet parce que j'ai cru ce qu'elle me disait. Ça va aussi me permettre de franchir cette porte.
- Donne-moi le bras, j'ordonne à Jasper sans le regarder.
Il hésite un instant puis obéit. Je pose la main sur son coude nu : je pensais que ce serait moins bizarre que de toucher son bicep musclé mais ce n'est pas le cas.