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Critique de motspourmots


"Je rêve d'un monde où on se raconterait les vies humaines les unes après les autres, avec assez de lenteur, d'incertitudes, et de répétitions pour qu'elles acquièrent la force des mythes. Fidèle à l'utopie, je rêve d'une société où on aurait les moyens de faire ça, et où on n'aurait rien de plus urgent à faire"

Ce passage se trouve à peu près au milieu du livre, en ouverture d'un chapitre 9 époustouflant, et il résume à lui seul l'ambition du troisième roman de Vincent Message. Lorsque j'en ai lu le pitch, juste avant l'été, j'ai su qu'il serait mon premier achat de la rentrée, pour deux raisons. La première, le thème abordé, celui de l'influence du capitalisme sur la société et de ses implications dans la vie quotidienne, notamment en termes de souffrance. La deuxième, la confiance que j'avais en Vincent Message, son regard, son écriture. Il faut dire que l'échantillon dégusté via Défaite des maîtres et possesseurs était tout simplement brillant (si vous ne l'avez pas lu, faites-le). Donc, premier acheté, dévoré dans la foulée. Promesses tenues et bien plus que ça. Tous mes post-it y sont passés, ce roman est une superbe réussite.

Cora, c'est moi, c'est vous. Une jeune femme comme tant d'autres croisées le matin dans les transports en commun, se rendant sur son lieu de travail avec l'envie de bien faire, d'être utile, pas toujours bien réveillée ni bien lunée mais dotée d'une réelle aptitude au bonheur. Dans l'idéal, elle aurait choisi la photographie. Elle a essayé d'ailleurs, vendu quelques reportages à des magazines mais la précarité l'a assez vite rebutée, autant que le regard un poil condescendant porté sur elle par ceux qui ont un "vrai" travail. Alors, c'est le secteur des assurances. Moins violent que la finance. Plus en phase avec sa fibre sociale. Cora aime son travail au marketing chez Borelia, un groupe plutôt familial qui est en train de changer de braquet, la crise de 2008 est passée par-là. Cette année 2010 est une sorte de carrefour pour Cora. Ellle est partie en congé maternité juste au moment de l'annonce du rachat et de la mise en place d'une nouvelle direction. Elle revient lestée de nouvelles contraintes mais bien décidée à s'insérer dans cette nouvelle organisation et à participer à son niveau à la construction du nouveau Borelia. Seulement, les méthodes de management qui se mettent en place n'ont plus rien à voir avec la structure qu'elle connaissait. Très vite, des consultants extérieurs auditent, analysent, chassent les coûts, empilent les chiffres qu'ils alignent sur des power point. Déménagement dans une tour à La Défense, open space, augmentation des charges de travail, pression permanente... Pour Cora, tout s'accélère, elle est entrée dans une spirale qui tord le temps, la maintient dans un état de stress permanent, l'éloigne de tous les moments de plaisir et centres d'intérêts qui nourrissaient sa vie. Jusqu'au drame.

La force de Vincent Message c'est la façon dont il ancre sa narration dans le quotidien, en prenant son temps et en ne négligeant aucun détail. Loin d'être rébarbative, cette forme crée au contraire les conditions parfaites de l'identification. Il met pour cela en scène un chroniqueur, Mathias chargé de relater cette histoire de nombreuses années après, en enquêtant minutieusement auprès de chacun des protagonistes car "il n'y a rien de plus complexe que les questions de causalité. Il faut que confluent beaucoup de ruisseaux pour qu'on donne le nom de fleuve à ce cours d'eau qui file vers la mer. Il faut un nombre incalculable de changements de pression dans une masse d'air pour que les cyclones et les anticyclones forment là-haut leurs spirales qui montent ou qui descendent". Et ce qu'il parvient ici à mettre en évidence avec une incroyable clarté, c'est la complexité de ce système qui broie impitoyablement les individus, par une multitude d'actes qui finissent par sembler parfaitement normaux, ou contre lesquels on a fini par renoncer à se révolter.

Sa toile de fond est criante de vérité. J'y ai reconnu les méthodes et les situations expérimentées moi-même dans ces années-là, dans ces sociétés de service qui finissent par attacher plus d'importances aux chiffres qu'aux individus qui sont pourtant leurs raisons d'exister. Rien n'est oublié, tout y est minutieusement intégré, on sent que l'auteur a dû passer un temps fou à écouter et amasser son matériau. Et surtout, son récit est totalement incarné à chaque échelon, professionnel ou personnel de l'entourage de Cora. Mais ce qui fait ici littérature, c'est la façon dont la narration s'empare du récit de vie pour lui donner une dimension à la fois poétique, tragique et mythique, entre le paradis et les enfers. Loin du questionnement terre à terre ou du roman militant, il nous parle de vie, de bonheur et surtout de liberté, qui implique de fuir toute forme d'aliénation.

J'ai lu ce roman dans une sorte d'apnée, complètement immergée dans la spirale aux côtés de Cora. Il dit tant de notre société. Il dit tant de nous. Il parvient à englober l'être humain dans toutes ses dimensions, si compliquées à faire cohabiter harmonieusement. La force d'un grand roman.
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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