Si haute soit la montagne

Tout se passe très vite, très facilement. Pierre annule ses rendez-vous, fait une demande de visa, achète un billet d’avion et, quelques jours plus tard, il se trouve à l’orée du couloir de montagnes dont il a entrevu les lignes crénelées depuis son salon cossu. Il est entré dans la page de son atlas.

Ils auront pas ma haine, c’est trop intime la haine, c’est quelque chose de personnel, je la donne pas à n’importe qui.

Bientôt, avec la vieillesse, on va perdre nos dernières dents et notre fierté, alors je sais pas ce qu’il nous restera, Matluba et moi. Y a que les montagnes qui rouillent pas, on va crever à leur pied. Ensuite les loups nous boufferont et les vautours rongeront nos os. La montagne fait le tri entre les forts et les faibles, je croyais qu’il suffisait d’être le meilleur avec les armes que la nature nous a données. Mais c’est la nature qui nous achève, si y avait pas les hommes on pourrait s’en sortir, c’est leurs lois qui nous tuent. On n’était pas préparés pour ça.

Il est brisé par sa fuite sur les pentes de la montagne, une douleur lancinante perfore son bras, mais il est vivant. Dans l’embrasure de la porte, il observe le berger lancer sa cognée avec une précision forgée par des années de pratique. Il découvre sa forteresse, un rond d’herbe entouré de grands cèdres au pied desquels s’embrase la vallée. Le taliban se dit que tous les hommes n’habitent pas la terre de la même façon, il envie l’ermite d’assister chaque matin à la naissance du monde en contrebas, un espace qu’il domine et dont il a façonné une réplique à son image. La sérénité règne sur son domaine alors qu’en dessous, dans les maisons fortifiées rendues minuscules par la distance, les villageois se querellent sur le sens de la vie. Dans toutes les directions, c’est la montagne brute, un enchevêtrement de roche et de bois, mais ici c’est un univers ordonné sur lequel le soleil donne à chaque chose un éclat doré. Des rangées de roses trémières encadrent un potager et, contre un mur de la cabane, un tas de bûches attend de sécher. L’eau d’une source se déverse en chantant dans un abreuvoir taillé dans le tronc d’un cèdre et, à côté, les chèvres raclent le sol pour demander à sortir de leur enclos. Maître en son royaume, le berger s’active tandis qu’autour de lui la clairière prend feu.

La montagne paraît stérile mais elle est vivante et elle parle. Elle lui parle de poussières et d’étoiles, du vent qui souffle et du temps qui passe. Elle lui raconte qu’elle est la demeure des dieux des premiers jours, qu’elle sait tout, qu’elle voit tout. Elle lui dit que réussir sa vie ne se résume pas à prospérer, que la peur a mené ses pas jusque-là, qu’il a poursuivi des chimères. Pierre pense aux soleils de son enfance et à son masque d’adulte, à sa vocation de médecin née avec le désir de soigner la terre puis éteinte avec le temps, étouffée par la routine, la recherche d’un statut, l’argent. Il pense à sa carrière passée à soigner les rhumes d’une société engourdie par les anxiolytiques, il se demande à quel moment il a perdu ses rêves de vue. Il pense à son épouse… La montagne lui dit qu’il est vivant, il lui semble voir clair pour la première fois. Désormais, je n’oublierai plus mes idéaux, j’irai le cœur pur, je ferai preuve d’humilité et de sagesse, c’est décidé, rien ne sera plus comme avant, se dit-il. Et il lève les yeux pour prendre le ciel à témoin. Lorsque Daba Baï lui montre du doigt un loup solitaire errant sur les hauteurs, Pierre interprète l’apparition comme le meilleur des présages, le signe du salut et de la renaissance.

Les montagnes étaient notre salut car leur silence murmurait plus de réponses que toutes les inventions humaines

Je suis longtemps restée seule sur ces montagnes. Seule avec les pikas, les mouflons et autres habitants d’un territoire si vaste qu’il me faut dix jours pour le traverser et que le ciel au-dessus héberge des milliers d’étoiles à la nuit tombée. Ces hauteurs qui formaient mon royaume contiennent des forêts de sapins et des vallées escarpées, un lac aux eaux noires et profondes qui se couvre de glace en hiver et se remplit de poissons en été, et des glaciers descendant de sommets si élevés que seules les oies peuvent les franchir. J’ai trouvé des anfractuosités entre les rochers, à l’aplomb de falaises entre le vide et l’azur, et j’en ai fait mes tanières, allant de l’une à l’autre au gré de mon humeur, de la forme des nuages et des parfums portés par le vent. Chaque matin, je m’étirais face au soleil, reconnaissante de la vie qui m’était donnée. Je laissais le souffle de la terre emplir mes narines, je sentais son pouls battre sous mes pattes et je puisais des forces dans ses entrailles.

On a tous une montagne à défendre, celle qui subsiste au plus profond de notre être et qui héberge nos rêves et nos espoirs.

On a tous une montagne à défendre, celle qui subsiste au plus profond de notre être et qui héberge nos rêves et nos espoirs.

C’est l’été mais il fait froid. Au-dessus de ma tête, les étoiles brillent comme les pierres sur la couronne de Bouddha.