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Critique de colimasson


J'ai découvert la biodynamie quand je rangeais les bouteilles de pinard dans le magasin bio. Deux années où j'ai trouvé ça pas trop chiant de bosser. Après la fermeture des portes, le patron nous payait toujours une bière pour qu'on range le magasin dans la bonne humeur et on faisait souvent des dégustations de vin et de fromage le samedi, ce qui donnait l'occasion de tailler la bavette avec les clients. La beu s'épanouissait sur le terrain vague derrière l'entrepôt et je parlais de Louis-Ferdinand Céline avec mon boss pendant qu'on vidait les cartons dans les poubelles. Ensuite, le patron a été remplacé par une cheffe diplômée d'école de commerce. Elle a mis des caméras dans la salle de pause, si bien qu'on ne pouvait plus piquer des trucs pour les mettre dans nos sacs quand on avait besoin d'un petit produit en dépannage. Ceux qui aimaient bien ranger les rayons ont été contraints de faire de la caisse, et ceux qui aimaient faire de la caisse ont dû ranger les rayons. On faisait exprès de faire n'importe quoi pour revendiquer nos domaines de prédilection mais ça ne servait à rien. C'est devenu chiant. Alors je suis partie et depuis, je n'ai retrouvé que des boulots emmerdants.


Rudolf Steiner, je l'ai goûté avant de connaître le vin biodynamique. Ça a presque le même goût : bizarre et râpeux mais pas dérangeant. En quelque sorte, ça réveille dans les chaumières.


Je suis donc un peu perplexe de rencontrer un caviste et un auteur de bande dessinées qui décident de consacrer le premier volume de leur Cosmobacchus aux vins biodynamiques sans jamais avoir entendu parler de Steiner. Les mecs ils tombent des nues quand ils découvrent que la biodynamie fait partie d'un système qui n'est pas celui du capitalisme (capitalisme = « eh les mecs, on va trouver un nouveau truc basé sur des études scientifiques bidons pour écouler nos stocks ! »). C'est un peu comme mon instituteur de CE2 qui consacrait des journées entières au tour du monde de voile juste parce que la maman d'Anaïs, dont il était amoureux, lui en avait parlé. On sent un cruel manque de professionnalisme causé par des intentions qui ne sont qu'à moitié saines (l'amour, c'est sain ; faire croire qu'on agit pour la beauté de l'art alors que ce n'est pas vrai, ça l'est moins). La première mention de l'anthroposophie dans cet ouvrage est à pleurer de honte : « En fait la biodynamie, c'est une partie d'un grand machin ésotérique international inventé par ce Steiner… Il appelle ça anthropo… anthroposophie ! « La science de l'esprit ». » Putain, je vais aller regarder Netflix tiens.


Je ne reproche pas aux quidams de ne pas connaître Rudolf Steiner. Après tout, on a le droit de préférer traîner devant Gaston Lagaffe. Mais s'attaquer au sujet dans une bande dessinée de 80 pages en partant sur un préjugé de merde (anthroposophie = secte = nazisme), ça me donne des sueurs froides. Voilà à quoi on aboutit après des décennies passées à regarder le journal télévisé de Jean-Pierre Pernaut.


On peut se demander, à chemin entre la stupéfaction et le dégoût, si le propos de cette bande dessinée ne serait pas à prendre au second degré. Je me suis posée la question, c'est vrai. Mais il n'y a qu'à voir l'excitation presque sexuelle du dessinateur qui imagine déjà que l'anthroposophie aurait quelque chose à voir avec le dogme aryen et le nazisme pour comprendre que le goût du scoop et l'ironie s'assortissent mal : « C'est quoi encore ce délire avec la race aryenne ? […] Steiner est mort en 25… il aurait pu tremper dans ces histoires-là ? […] Si c'est avéré, c'est énorme ! » Trouver ça cool juste parce que ça ferait du potin, c'est presque de mauvais goût. Si c'est du second degré, il est raté, et je n'ai pas à m'en excuser. Que l'anthroposophie ne soit pas plus pure que tout le reste, je le conçois, mais accabler la biodynamie de reproches lucifériens suscités par l'ignorance, le fantasme et le goût pour la théorie du complot sans jamais accuser l'agriculture victime du système capitaliste, c'est très léger. Contrairement à ce que cherchent à prouver les auteurs, la biodynamie ne regroupe pas les membres d'une secte aryenne et nazie rêvant d'eugénisme moderne mais des agriculteurs, des vignerons et des éleveurs qui, excédés par la politique agricole industrielle moderne, ont décidé de revenir à des pratiques qui n'oublient pas que la terre a une âme, et que les intentions sont performatrices.


Je ne vénère pas Rudolf Steiner mais son oeuvre est gigantesque et ses propos, aussi délirants semblent-ils pris en dehors de leur contexte, ne sont finalement pas plus hallucinants que n'importes quels autres textes paradigmatiques. Bien sûr, lorsqu'on extrait un ouvrage de l'oeuvre et que l'on oublie de le rattacher à ses autres composants, lorsqu'on lit un texte au premier degré sans réfléchir à ses implications symboliques, on peut légitiment croire que Rudolf Steiner est un abruti qui écrivait pour se foutre de la gueule de ses lecteurs. Un peu comme BHL par exemple. Seulement que Rudolf Steiner y a passé sa vie, et il ne s'est pas arrêté une fois qu'il a eu sa photo en couverture de Gala. Ce que je reproche aux enquêteurs de cette bande dessinée, c'est la légèreté de leur approche d'investigation. Critiquer Steiner et le mouvement de l'anthroposophie, je veux bien, mais lorsque les sources m'indiquent que les seuls ouvrages consultés sont « le cours aux agriculteurs » de Steiner et la page Wikipédia de l'Anthroposophie, comment ne pas hurler à l'amateurisme ? Enfin bon, la page Wikipédia ! Comme si on n'avait pas affaire à un complot encore plus vaste que celui de l'anthroposophie !


Profondément déçue par le fond de cette enquête, je suis en revanche charmé par les planches sanguines de cette bande dessinée et par quelques illustrations des idées de Steiner qui sont profondément inspirées, en décalage complet avec le propos bête et méchant des textes. Alors, foutage de gueule ou pas ? Difficile de trancher…
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