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Critique de Eric75


Nom d'un ciboire ! V'là la littérature policiâââire québécoise qui débarque présentement en France… Et d'une bien jolie façon coudonc*, si l'on en juge par l'esthétique de ce gros pavé de 640 pages, élégamment habillé d'une couverture au motif noir satiné luisant doucement sur fond noir mat, qui représente la façade d'un immeuble, souillée d'une petite tâche rouge : la silhouette d'un homme qui tombe. Noir, dense, épais, sans fioritures, impressionnant mais pas pantoute** crosseur***, l'emballage est à l'image du récit, et pis c'est pas d'la marde****.

Martin Michaud, présenté comme le chef de file du polar québécois, est explicitement confronté en quatrième de couverture aux ténors internationaux du genre, excusez du peu, mais il va falloir assurer l'ami Michaud ! Sont cités : Jo Nesbo, Michael Connelly, Fred Vargas, Ian Rankin et Henning Mankell, n'en jetez plus, voilà réunis tous mes auteurs préférés ! Martin Michaud parviendra-t-il à tenir son rang parmi cette impressionnante foule de collègues écrivains producteurs de best-sellers en série ? On va bien voir, mon tabarnac !

Comparaison n'est pas raison, dira-t-on. Certes, l'équipe d'enquêteurs, qui possèdent tous un caractère bien typé, rappelle celle qui entoure le commissaire Adamsberg (Fred Vargas), la tonitruante Jacinthe Taillon, sorte de Bérurier au féminin, évoque immanquablement Violette Retancourt : physique commun et prénom de fleur dans les deux cas. le sergent-détective Victor Lessard connait les mêmes problèmes avec l'alcool que les inspecteurs John Rebus (Ian Rankin) et Harry Hole (Jo Nesbo), ce qui n'a rien d'étonnant, ce trait de caractère est devenu un poncif chez tous les enquêteurs depuis Philip Marlowe. Victor Lessard, divorcé, a une vie amoureuse compliquée et une progéniture en déshérence, en mode marginalisé et paumé dans sa life, vous m'en direz tant, pourront rétorquer d'une seule voix les commissaires Wallander (Henning Mankell) et Erlendur (Arnaldur Indridason… ah non, tiens, ce dernier n'était pas cité). Bref, nous sommes plutôt en terrain connu avec tous les personnages.

Du côté de l'intrigue, pas de réelles surprises non plus. le lecteur se plongera néanmoins avec délice dans un récit au long cours, pavé oblige, dans une enquête qui prend son temps (Mankell), explore les routes secondaires (Vargas), s'éclaire au moyen de flashbacks révélateurs (Nesbo), fait fi de la respectabilité des puissants (Connelly), et met en scène un ou plusieurs tueurs psychopathes (à peu près tous les auteurs cités en référence).

Même s'il n'évite pas quelques clichés, le roman tient bien la distance, et le rythme reste toujours soutenu, grâce à des chapitres très courts et des rebondissements habiles. Mais le principal intérêt de ce roman est quand même pour le lecteur français (les Suisses et les Belges aussi, allez) le dépaysement et la langue savoureuse de la « Belle Province ».

Si les lecteurs québécois se sentiront chez eux, surtout s'ils habitent Montréal, les lecteurs venus en touristes apprécieront les décalages culturels, se souviendront du titre « Je me souviens » qui est la devise du Québec, goûteront les spécialités gastronomiques locales, comme la poutine, mélangeant frites, cheddar et sauce (hmmmmm, mon cholestérol vient de grimper dans le rouge rien qu'en lisant la recette) et enrichiront au passage leur vocabulaire sur les diverses apparences que peut prendre la neige. C'est vrai, avec le réchauffement climatique, le lexique des écrivains francophones des pays tempérés est devenu un peu pauvre sur ce plan-là. Que l'on se rassure, le contexte permet d'imaginer des définitions probables à tous ces mots étrangers. J'ai noté par exemple ces deux là : la « poudrerie » (neige fine tourbillonnante soulevée par le vent, très explosive comme son nom l'indique, mais seulement en cas d'éternuement dû au froid) et la « sloche » (mélange de neige fondue, de sable et de sel que les voitures projettent malencontreusement sur vos bas de pantalons lorsque vous vous promenez en ville. Eh oui, les Québécois ont un mot pour ça).

Les lecteurs français, belges ou suisses les plus puristes ne devront pas être effarouchés par la lecture de quelques tournures qui fleurent bon la poutine et le sirop d'érable, comme le montre ce petit florilège, présenté sous la forme d'une conversation reconstituée à partir d'extraits de dialogues présents dans le livre :
« – Donne-moi les clefs du char, c'est moi qui chauffe ! (sic)
– Pis le cadavre, en bas ? (sic)
– Inquiète-toi pas ! (sic)
– Ça va-tu, Lessard ? T'es vert… (sic)
– Mange d'la marde, Taillon ! » (sic).

C'est un peu compliqué à lire, mais on entend bien d'ici l'accent, aucun doute là-dessus…

Pour terminer, signalons les références à Pierre Laporte, James Richard Cross, John Gomery et Jean Chrétien (respectivement un ministre, un diplomate, un juge, et un premier ministre) qui échapperont très certainement aux lecteurs français (belges et suisses). La loi du genre qui souvent autorise et ancre la fiction dans le réel ou inversement nous laissera deviner une solide toile de fond canadienne, de type Vieux Campeur, fortement imprégnée de luttes felquistes (i.e. « du FLQ »), ici, la Crise d'Octobre, et de scandales politico-financiers, comme le Scandale des Commandites.

Plus faciles à comprendre en revanche, pour nous, les lecteurs du vieux continent, les références bienvenues à Lee Harvey Oswald et aux programmes secrets de la CIA, sans creuser réellement le sujet ni apporter des réponses claires et définitives, surfent sur la vague des théories du complot associées depuis plus d'un demi-siècle à l'assassinat du président Kennedy.

Alors, maudits calices et ciboires de tabarnac, avec l'arrivée sur notre continent de cet écrivain québécois qui prétend rivaliser avec les Jo Nesbo, Michael Connelly, Fred Vargas, Ian Rankin et autre Henning Mankell, ces vieux briscards doivent-ils désormais craindre la concurrence ? Pas vraiment. Malgré leurs points communs, chaque auteur peut heureusement revendiquer son style propre et ses spécificités liées à son pays d'origine. Et pour atteindre la notoriété et la prolixité des auteurs ci-dessus cités, Martin Michaud devra certainement encore imaginer de nombreuses enquêtes de Victor Lessard, tout en maintenant le niveau actuel. Pas question toutefois de conclure par un avis tiède et mitigé, façon Michaud mi-froid. Pour Martin Michaud, inquiète-toi pas, c'est bien parti.

* "écoutez donc", en québécois
** "pas du tout"
*** "trompeur"
**** [censuré]
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