Citations sur La verticale du fou (23)
Je me trouvais dans l'enfer de Dante, en proie à une divine comédie dont j'étais la seule actrice, forcée à jouer un rôle que j'avais refusé depuis toujours.
" J'étais froide.
J'étais froide car j'étais morte. J'étais morte depuis voilà cinq jours. Mon corps rigide abandonné aux fantaisies climatiques du coeur de cette épaisse forêt, donné en pâture à quelques bêtes sauvages qui n'avaient pas hésité à faire de moi un repas copieux et festif, se dégradait lentement en liquéfiant peu à peu mes chairs malodorantes. La petite famille de sangliers avait d'instinct compris quel était l'avantage d'avoir débusqué un corps sanglant deux jours plus tôt...
Je me trouvais dans l'enfer de Dante, en proie à une divine comédie dont j'étais la seule actrice, forcée à jouer un rôle que j'avais refusé depuis toujours. Je me situais à ce moment où Dante est égaré en forêt, cherchant une branche pour la fête des rameaux. Cet instant où approchent très silencieusement la louve, le lion et le léopard, qui comme beaucoup le savent, représentent une trinité malsaine de péchés capitaux : la luxure, l'orgueil et l'avarice."
La bouillie que représentait l’ensemble carné de Chris en un
assemblage proche du cubisme, paraissait palpiter, frémir, encore animé par quelques réseaux nerveux, eux-mêmes alimentés par une énergie résiduelle de l’encéphale.
Il n’oublierait jamais cet instant, celui où la calandre de son
4x4 meurtrier avait percuté le corps fragile de Clarisse, en pleine nuit, perdue au milieu de cette route de montagne, isolée, énigmatique et ténébreuse. Il n’oublierait jamais les évènements qui avaient suivi cette infernale spirale dans laquelle il avait lamentablement glissé
« …Je crois que je suis malade, monsieur le procureur, je ne me rendais pas compte que ces jeunes filles ne voulaient pas prendre de plaisir… ce n’est pas la même chose quand je fais cela sur des jeunes filles qui ont déjà quitté la vie.
Elles ne disent rien, elles, au moins… elles ont l’air d’apprécier… »
Il se souvint alors de tout ; de son statut de Lieutenant de police au sein de la brigade criminelle, du misérable échec de son premier mariage avec cette poupée russe qu’il avait rencontrée deux ans plus tôt, de ses beaux-frères qu’il avait dû faire coffrer après avoir démantelé leur réseau de prostitution. Il se souvint aussi, dans un fatras de clichés confus, des sombres évènements qu’il avait vécus deux ans auparavant et toute la noirceur qui s’était diluée au fond de son âme. L’amour. Intense. Le désir de posséder un corps, un être. Il se souvint alors de tout. Clarisse. L’accident. Il se revoyait encore témoigner au procès d’Arno Van Weddingen, quelques mois seulement après son arrestation en Belgique, au domicile de sa mère. Ce monstre qui avait abusé du corps mort de Clarisse, ce monstre qui avait violé et tué des gamines entre la France et la Belgique, impunément, depuis plus de quinze ans.
Chris venait de rendre son dernier souffle, juste à l’instant
même où avait explosé l’ensemble de sa structure osseuse sur le béton, trente mètres plus bas. Il sentait qu’un voile glacial le traversait, comme si l’explosion de son corps sur l’asphalte du trottoir avait mis à nu ses os, sa chair, ses organes… c’est à cet instant que cette conscience le traversa: « c’est exactement ce qui s’est produit : ton corps a entièrement explosé pauvre con ! »
Chris avait entrevu le visage de Clarisse, furtivement, dans
une farandole saccadée d’images violentes qui était venue palpiter derrière ses paupières closes, pendant tout le temps qu’avait duré sa chute interminable vers l’impact.
Un léger souffle était venu soulever une mèche de ses
cheveux. Il avait vaguement observé le flot grouillant de véhicules, vingt mètres plus bas, au pied de son immeuble. Le soleil se couchait à cet instant-là, embrasant l’univers d’un glacis de braise, attisant la moiteur qui enrobait son corps, sa peau, sa vie.
Le vent avait sifflé fort à ses oreilles le temps que se
déroulent les trente mètres qui le séparaient du black-out. Un souffle, à peine un cri, avait accompagné sa vertigineuse dégringolade à travers la dimension verticale. Puis, soudainement, plus rien. Le noir. Le vide. Le silence…
Chris s’était mollement laissé choir depuis le vaste cadre
d’aluminium de la fenêtre, le buste bien en avant, les yeux grands ouverts et les bras écartés comme pour mieux embrasser tout l’univers qu’il surplombait.