Quel bonheur que ce livre, qui est en plus un très bel objet ! J'étais tombée dessus tout à fait par hasard lors d'une de mes errances au rayon jeunesse de ma librairie habituelle, et j'avais aussitôt craqué pour ce livre à la très belle couverture, et à l'intérieur orné de quelques illustrations, de textes (pas forcément poétiques) en forme de calligrammes et d'autres surprises graphiques qui, outre le plaisir esthétique, participent au rythme de cette aventure sans temps mort !
On n'est certes pas dans un volume à la façon d'un « Illuminae » (de
Jay Kristoff et Amy Kaufman), saga qui est sans doute un certain extrême dans ce style, au point où la narration n'existe même plus vraiment, tandis que l'histoire se construit au fil de documents, retranscriptions de dialogues et autres documents plus ou moins graphiques ! Ici, on a bien une narration principale « normale », dans un roman choral toutefois, où les voix alternées de Laïla et d'El Rato, nos deux jeunes personnages principaux, croisent celles de quelques autres personnages rencontrés au cours de leur périple, ou de quelques personnages plus mystérieux, qui font entrer dans un monde surnaturel, et qui s'expriment alors en lettrage blanc sur fond noir et que l'on apprend à connaître petit à petit. Toutefois, cette narration s'aventure plus d'une fois dans ces « détails » graphiques qui me plaisent énormément, et qui sont exploités ici de façon toujours très opportune.
Quant à l'histoire, même si elle est indubitablement orientée « jeunesse », elle est vraiment très prenante. Laïla, fille unique de l'Ambassadeur (très occupé) de la Finlande au Pérou, surprotégée par sa mère et par le secrétaire particulier de l'ambassadeur (dont le rôle « d'ami » aurait été pour le moins ambigu dans un roman adulte, mais qui semble ne pas poser question dès lors qu'il s'agit d'un roman jeunesse), présente quelques troubles neurologiques, mineurs au début : il est question d'une perte progressive de sa vision périphérique, jugée inquiétante à la suite d'un accident domestique sans gravité pourtant. Ainsi, elle est admise dans l'hôpital le plus réputé en la matière à Lima – malgré les réticences initiales de sa mère en particulier, qui voudrait l'envoyer dans les « meilleures » cliniques en Europe !
C'est que cet hôpital se situe dans les « Barrios Altos », c'est-à-dire les quartiers les plus mal famés de la capitale du Pérou. Oh ! comme cette évocation m'a aussitôt ramenée une vingtaine d'années en arrière, lorsque j'ai fait mon premier voyage en Amérique latine, précisément à Lima, où j'ai séjourné quelques semaines dans une famille (à la limite de ces fameux Barrios) ! L'auteur ne le dit pas (j'ai même trouvé cela dommage – même son public « jeune » aurait été intéressé), mais il se trouve que la ville de Lima a été créée (artificiellement) par les conquistadors, qui voulaient une capitale pour leur nouvel empire – la légende locale raconte cependant que les Incas, vaincus, ont eu un ultime réflexe de fierté en proposant aux Espagnols cette vallée encaissée, où il pleut tout le temps ou presque… C'est ainsi que le coeur historique de la cité et les beaux quartiers se sont développés en bordure du Pacifique au climat humide et peu agréable, tandis que la ville n'a ensuite cessé de s'étendre de plus en plus loin… vers la cordillère toute proche, si bien que les quartiers les plus mal famés, véritables bidonvilles, sont paradoxalement sur les contreforts des Andes, là où une altitude un peu plus élevée (« altos ») rend l'air bien meilleur et le soleil plus présent…
Parlons aussi, par exemple, du Sentier lumineux : dans ce roman, on est en 1986, ce mouvement (considéré aujourd'hui comme une organisation terroriste, à juste titre) était alors très actif et ça fait froid dans le dos, car même s'il y va modérément, l'auteur n'épargne pas le (jeune) lecteur lorsqu'il parle de l'attentat à la bombe du train qui devait partir de Cuzco vers le Machu Picchu, en juin cette année-là. Pour ma part, j'ai été au Pérou en 1998, la Sentier lumineux était en perte de vitesse, cependant on en parlait encore… et je garde le souvenir de conversations que j'avais eues à leur sujet, avec la famille qui m'hébergeait, dont le gamin qui n'avait alors pas 10 ans, mais qui parlait de ces événements comme d'une « guerre » avec tout ce que cela implique dans la bouche d'un enfant !
Or, j'ai tout à fait retrouvé cet « esprit » dans les mots de
Davide Morosinotto et, si ça participe à une certaine nostalgie qui « fait du bien », ça n'en est pas moins complètement glaçant !
Bref, je m'égare, mais j'ai évidemment beaucoup apprécié ce voyage-souvenir qui m'a rappelé tant de choses, dont plus d'un détail m'a semblé tout à fait exact, et dès lors d'autant plus touchant – même si, comme l'auteur le précise lui-même à la fin, le Pérou d'aujourd'hui n'est plus celui de 1986 (et avait sans doute déjà bien changé en 1998) ; pour moi c'était quand même une agréable petite immersion en nostalgie.
Cela dit, bien au-delà de cette émotion toute personnelle qui a accompagné tout le livre (même si je n'ai pas visité tous les lieux cités, mais certainement, outre Lima, le Machu Picchu et ses environs, ô souvenirs !), l'histoire est réellement poignante et sonne toujours juste !
C'est tout le chemin d'acceptation d'une maladie génétique incurable qui est proposé ici, et toujours à travers les yeux de la première personne concernée, l'enfant elle-même (au sens « large », on comprend assez vite que Laïla est plutôt une jeune ado, même si son âge n'est jamais donné). C'est bien un peu une leçon de vie pour tant de parents qui paniquent dès que leur enfant est malade et veulent tout maîtriser, sans demander l'avis de l'enfant, sans même l'informer réellement de son état – et ici on est dans du (très) grave.
Ce thème principal est donc un véritable cheminement en forme de parcours initiatique à travers tout un pays, rendu très concret grâce aux différentes étapes géographiques que vont vivre les enfants, et qui marquent aussi l'évolution lente mais inéluctable de la maladie. S'il est réaliste ou pas que deux enfants parviennent à vivre une telle aventure, seuls, c'est certes à la limite de l'improbable… mais comme le rappelle l'auteur : nous sommes à une époque où les documents d'identité sont encore loin d'être électroniques, où on prenait l'avion comme on prend le train (sans aucune vérification sérieuse), etc. Un monde de possibles inimaginables aujourd'hui !
En outre, ce thème central est accompagné de plusieurs thématiques plus légères : l'amitié en premier lieu, qui ici va parfois dévier vers une certaine romance – mais après tout, comme je disais, on est avec deux jeunes ados, l'époque précise où les premiers émois maladroits se manifestent, c'est donc tout à fait plausible et bien exploité. L'auteur nous parle aussi des beautés de ce pays fascinant, de la misère qui y côtoie une certaine richesse, de la beauté mais dangerosité et fragilité de la forêt amazonienne (thème d'autant plus impactant que je finissais de lire en parallèle le thriller «
le botaniste » de
Jean-Luc Bizien ! qui n'a rien à voir, à part le décor de cette forêt magnifique), de la présence peu agréable des narcotrafiquants, d'une certaine magie chamanique aussi, le titre n'est pas anodin, mais là je ne peux en dire plus, au risque de divulgâcher.
La plume est très agréable et bien évidemment visuelle – et ici, c'est dans tous les sens du terme. Elle est assez simple, mais jamais simpliste, dans le sens où elle est extrêmement accessible pour les plus jeunes malgré les sujets graves (et notamment cette maladie au nom barbare) qu'elle aborde. Clairement, l'auteur n'a pas cherché à jouer avec des effets littéraires ou de grandes recherches de vocabulaire, par exemple : il va généralement droit au but dans un langage courant sans fioritures, et sans faux-semblants non plus ; ce qui doit être dit, même le plus dur, est dit, point barre. le lecteur adulte exigeant pourrait se trouver quelque peu déçu de cette simplicité dans le choix des mots et des phrases, ou dans l'absence de circonvolutions diverses et variées, mais si on entre dans ce livre en acceptant de se tenir aux côtés de nos (très) jeunes ados que la vie n'a pas gâtés, alors on prend toute la mesure de ce très beau livre à l'histoire poignante, sans jamais tomber dans le mélo pour autant, mais qui remue profondément et avec grande justesse.