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Critique de Creisifiction


Sándor Márai est sans aucun doute, avec Stefan Zweig, Joseph Roth et Arthur Schnitzler, un des plus grands écrivains issus de cette effervescence culturelle et artistique qui aura traversé la Mitteleuropa au début du XXe siècle. Témoin direct comme eux de la disparition de l'Empire austro-hongrois et, plus particulièrement comme Zweig et Roth, de la montée des totalitarismes, après avoir connu le succès et la reconnaissance de ses compatriotes, Sándor Márai sera lui-aussi contraint à l'exil, son oeuvre condamnée à un long oubli, avant d'être enfin réhabilitée (à titre posthume), reconnue et intégrée au patrimoine littéraire de son pays d'origine, la Hongrie.
Bénéficiant au départ, comme Zweig, d'une éducation bourgeoise (et aristocratique de surcroît, pour ce qui concerne Márai), à la fois cosmopolite, libérale et éclairée, il défendra longtemps un idéalisme dont les référentiels moraux et éthiques sont en train de se désagréger rapidement en Europe («Tant qu'on me laissera écrire, je montrerai qu'il fut une époque où l'on croyait en la victoire de la morale sur les instincts, en la force de l'esprit et en sa capacité de maîtriser les pulsions meurtrières de la horde», écrit-il, par exemple, en 1935).

Avec l'ascension progressive et spectaculaire des régimes fascistes et totalitaires sur une grande partie du continent européen, au fil des évènements dramatiques d'un siècle tourmenté et affichant le même âge que lui (Sándor Márai est né en 1900), son idéalisme, ancré dans de solides valeurs morales et dans la force de l'esprit humain, se verra peu à peu teinter d'un certain pessimisme et scepticisme quant aux capacités de l'homme à maîtriser ses pulsions de destruction.

LA NUIT DU BÛCHER (1974), n'est pas, malgré les apparences, une oeuvre dont les arcanes semblent totalement commodes à pénétrer, y compris par un lecteur avisé, habitué et amateur du genre. Présenté comme un roman historique autour de l'Inquisition à Rome à la toute fin du seizième siècle, rédigé sous la forme d'une longue missive adressée par un jeune carme, inquisiteur espagnol à ses frères condisciples de l'ordre crée depuis peu par St Jean de la Croix et qu'il avait laissés à Avila, d'où il était parti pour un long pèlerinage à Rome afin de venir s'instruire auprès de «l'Office suprême de l'Inquisition », haut-lieu «où on en savait davantage que partout ailleurs », ce récit pourtant tout à fait clair, classique, structuré, à la fois érudit et élégant (saluons au passage la belle traduction de Catherine Fay) risque néanmoins, une fois sa lecture entamée , de susciter très rapidement un vague sentiment de perplexité, voire de frustration chez le lecteur qui s'attendrait à un peu d'action, ou à des vrais récits de procès diligentés par le Saint Office, ou bien à des reconstitutions détaillées d'interrogatoires sous torture, voire pourquoi pas, à quelques dialogues chargés de sous-entendus entre inquisiteurs et hérétiques tout aussi emblématiques que celui pressenti par l'intervention ici de l'hérétique des hérétiques, Giordano Bruno , dont pourtant notre lecteur ayant déjà parcouru plus de deux tiers du volume, et probablement beaucoup moins vaillant qu'au départ, n'entendra en fin de compte le moindre son de voix !
C'est une lecture, de mon point de vue, qu'il ne faut pas balayer trop vite, à ne pas consommer trop «verte», au risque de paraître alors, non pas indigeste, mais tout de même quelque peu insipide...Certes, nous apprenons beaucoup de choses sur le protocole strict régissant la préparation des "giustizie" ("justices", nom donné aux exécutions publiques à Rome) et sur la confrérie chargée de leur encadrement. Néanmoins, il n'y pas d'intrigue à proprement parler, pas de grandes révélations ni de rebondissements spectaculaires, pas de héros clairement identifiables, pas la moindre trace de défiance envers la voix du maître, aucun acte ourdi dans l'ombre, aucun jugement silencieux susceptible de désavouer l'autorité suprême ou la doctrine du Saint-Office !

Sándor Márai, en fin observateur de l'âme et de la psychologie humaine, préfère attaquer le problème du mal par l'angle de la subjectivité de l'inquisiteur. Son approche se fait par le point de vue de l'homme qui a une croyance totale et absolue dans les valeurs qu'il prône et à qui «tout ce que le Saint-Office proclame et accomplit semblait naturel et juste, à l'instar d'un être raisonnable et sain d'esprit qui ne doute pas de la réalité de la nature, de la lumière du soleil ou de l'air».

Arrivé à Rome, notre jeune inquisiteur espagnol sera accueilli chaleureusement au sein de la charitable et sympathique Confraternita di San Giovanni Decollato. "Au couvent de Saint Jean-Décollé, ils attendaient minuit, le moment où arrivait l'émissaire avec la nouvelle qu'à l'aube il y aurait une giustizia sur quelque place publique à Rome et qu'on aurait besoin du travail des confortateurs cette nuit-là. Chacun de ces hommes était un croyant choisi pour sa dévotion. Aucun salaire n'étant attribué à cette besogne de la nuit, c'est gratuitement, avec générosité, qu'ils acceptaient d'accomplir, jusqu'à minuit et plus tard si nécessaire, le grand devoir qui consistait à fortifier l'âme de ceux qui partaient à la mort".
Le jeune carme espagnol (nous ne connaîtrons ni son nom, ni son âge exact) découvrira ainsi, peu à peu, lors d'un séjour fort agréable et instructif le fonctionnement de cette «confrérie charitable aux nobles intentions»!!

LA NUIT DU BÛCHER est généralement considéré comme un réquisitoire d'une grande subtilité contre toutes les formes de totalitarismes et contre l'emprise que ceux-ci sont susceptibles d'exercer sur la capacité de discernement des hommes. Fruit de l'expérience de vie de l'auteur, marqué profondément par la guerre, les régimes totalitaires, l'exil, la pertinence de cette analyse n'est absolument pas à être questionnée.
Il n'est pas nécessaire, semble-t-il, de rappeler qu'au cours de l'histoire de l'humanité aucun système de croyances institutionnalisé n'aura exterminé autant d'êtres humains que l'Eglise catholique. Les parallélismes idéologiques avec les systèmes totalitaires y sont nombreux : la déshumanisation de l'hérétique systématiquement recherchée, ce jusqu'au pied du bûcher, l'annihilation de toute volonté de résistance, les purges à grande échelle, la promotion de la délation, la condamnation de tout esprit critique et de toute diffusion d'un savoir s'opposant à la pensée unique... Sándor Márai nous rappelle d'ailleurs à propos de ce dernier point, en note de bas de page, le célèbre mot prononcé par Le Cardinal de Retz : «Les hommes ne croient rien tant que ce qu'ils ne comprennent pas». le message est clair : Circulez ! Il n'y a rien à comprendre, il suffit d'y croire !

Notre carme espagnol annonce d'entrée de jeu qu'il écrit sa lettre depuis Genève, en Helvétie. Pourquoi à la fin de son séjour romain, a-t-il décidé de ne plus rentrer en Espagne ? Serait-on en mesure d'espérer qu'un réveil de conscience sonne enfin pour notre "héros" inquisiteur ? A partir de quel moment le germe d'une dissidence peut s'instiller dans un esprit en état de «croyance absolue» ? Cesserait-on vraiment par ailleurs, d'une fois pour toutes, de croire en quelque chose d'absolu ? Quand l'homme cessera enfin de croire au mythe d'un «Seul Berger et un Seul Troupeau» ?
Et cessera-t-il un jour de vouloir créer, puis chasser l'hérétique ? Notre élève espagnol n'entendra-t-il au siège romain de l'Inquisition de la part de Son Excellence même, le Cardinal Bellarmino, que «bien que certains d'eux soient réduits en cendres, leur procès n'a pas de fin (...) il se peut que l'inquisiteur ait besoin de l'hérétique» ?

Au moment de sa condamnation, au bout de sept longues années de procès, Giordano Bruno n'intentera plus aucun recours, ne prononcera plus aucune parole. Tout au long de sa dernière nuit avant la giustizia, indifférent aux requêtes des confortateurs, il ne manifestera aucun repentir à l'approche du terrible supplice du bûcher, refusant d'embrasser le crucifix et de regarder ses bourreaux.

Sommes-nous irrémédiablement condamnés à la dialectique du maître et de l'esclave ? L'exil, qu'il soit extérieur ou intérieur, serait-il le seul moyen d'échapper à ce que Hegel avait appelé «la lutte à mort pour la reconnaissance» propre à la condition humaine?

«Chi' e vuol aper convien che prima mora» («Il y a une clarté que l'homme ne peut percevoir qu'au seuil de la mort») Michel-Ange.

LA NUIT DU BÛCHER est peut-être avant tout un roman de la maturité, de la lucidité et du désenchantement.


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