AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de AnnaCan


« À chaque lecture, Proust a modifié ma compréhension du monde. Par les circonvolutions envoûtantes de ses phrases il m'a sortie de l'ignorance et de la confusion. Sa précision, sa lucidité, sa tendresse, sa grandeur comique m'ont épargné des années de mécompréhensions et d'atermoiements stériles. C'est pourquoi il m'a, chaque fois, consolée. »

Il me semble que l'ambition et l'humilité de l'autrice, son infinie reconnaissance à l'égard d'une oeuvre qui la suit partout depuis trente ans, sont tout entières contenues dans ces quelques lignes. Et c'est, à mes yeux, ce qui fait la force, la grandeur, la beauté de son livre. Un livre qui, bien qu'étayé par des milliers d'heures de lecture et de recherches, n'est pas un énième ouvrage savant prétendant apporter un éclairage érudit ou inédit sur une oeuvre qui donne lieu depuis sa parution à une glose exponentielle. Non, c'est un livre qui, partant du coeur tout en s'appuyant constamment sur l'exercice de la raison, nous donne à voir un condensé saisissant du dialogue fécond, salvateur, indéfiniment enrichi au fil du temps, qu'entretient Laure Murat avec Proust.
Issue d'un milieu, l'aristocratie, dans lequel l'implicite, le non-dit, la retenue, voire le refoulement, sont érigés en règle de vie, où l'expression des sentiments est perçue comme une faute de goût, où tout élan sensible, jusqu'aux plus intimes tragédies comme la perte d'un être cher, est converti en exercice de style, Laure Murat est parvenue à clarifier grâce à Proust ce qu'elle percevait confusément, douloureusement depuis l'enfance :
« Mon ambivalence vis-à-vis de l'aristocratie trouvait sa résolution : sensible, à l'occasion, à son sens du panache, mais aussi aux délicatesses morales de la grande politesse, je ressentais, dans le temps, un profond désarroi et même une angoisse face à son discours creux et sa complaisance passionnée pour le mensonge social. »

L'exercice de démystification méthodique de l'aristocratie auquel se livre Proust qui, après l'avoir élevée au firmament de l'esprit et de l'élégance, après avoir érigé ses membres au rang de Dieux de l'Olympe, les précipite plus bas que terre, les renvoyant à leur vacuité abyssale, n'offre pas seulement à Laure Murat une clarification salutaire, il lui en dévoile les ressorts intimes, l'irrésistible mécanique interne :
« Mais le plus sidérant, c'était que toutes les scènes lues où l'aristocratie entrait en jeu étaient infiniment plus vivantes que les scènes vécues dont j'avais été le témoin, comme si Proust, à l'image du Dr Frankenstein, élaborait sous mes yeux le mode d'emploi des créatures que nous étions. »

À partir de là s'enclenche le processus libérateur qui, en lui permettant d'identifier ce qui relève, en elle, de l'aliénation sociale et familiale, l'autorise du même coup à s'émanciper et à affirmer sa singularité. Mais dans un milieu dont l'idéologie conservatrice sacralise l'immuabilité et vitupère le changement, un milieu dans lequel il convient de tenir son rôle, l'émancipation n'est pas de mise, surtout quand celle-ci passe par l'énonciation explicite d'une homosexualité honnie. « Fille perdue » pour sa mère, subissant l'opprobre de sa nombreuse famille, il ne lui reste pas d'autre choix « que de commencer une nouvelle vie, dont l'horizon irait chaque jour s'élargissant. »

On comprend mieux, à présent, le sens de la phrase que je citais en introduction : « C'est pourquoi il m'a, chaque fois, consolée. » Mais Laure Murat ne s'arrête pas à son cas particulier. Elle élargit la focale à tous ceux pour lesquels, à travers le monde entier, « Proust, mieux qu'aucun autre écrivain, a si souvent incarné à la fois une bouée et un phare dans la tragédie. » Car « nous sommes tous et toutes inconsolables ». Chacun d'entre nous, dont la venue au monde, après nous avoir arrachés au refuge du ventre maternel, nous voue à jamais à la solitude et à l'angoisse de la mort, ressent le besoin inassouvissable d'être consolé. À commencer par le narrateur de la Recherche qui, soir après soir à Combray, attend anxieusement le précieux viatique qui ouvrira toutes grandes les portes du sommeil et du rêve, en l'absence duquel il n'y aura pas de repos possible, le baiser maternel :
« Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé. »
(Du côté de chez Swann)

Ce constat tragique, Proust en fait non pas l'objet d'une plainte complaisante, mais le coeur d'une recherche, transmuant le plomb en or, transformant une catastrophe en oeuvre d'art. Nous savons qu'il s'est véritablement attelé à l'écriture de la Recherche en 1906, un an après la mort de sa mère. Sa vie ayant désormais, comme il le confie à Robert de Montesquiou, « perdu son seul but, sa seule douceur, son seul amour, sa seule consolation », il ne lui reste plus qu'à se mettre à la tâche tant de fois différée afin d'offrir à sa mère disparue la consolation qu'il ne put lui offrir de son vivant, celle d'accomplir l'oeuvre à laquelle elle le savait secrètement promis.

« Proust se doutait-il seulement qu'en échafaudant son roman il inventait un secours plus puissant que la tendresse d'une mère absente ? (…)
Il n'endort pas nos douleurs dans les volutes de sa prose, il excite sans cesse notre désir de savoir qui, en séparant l'enfant de sa mère, nous affranchit plus sûrement du malheur que tous les mots de la compassion.
À ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Proust m'a sauvée. »

Un merci particulièrement reconnaissant à Hélène (@4bis) qui, la première, a attiré mon attention sur ce livre.

Commenter  J’apprécie          12478



Ont apprécié cette critique (102)voir plus




{* *}