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Critique de Fleitour


Marie NDiaye ajoutait en 2009, un nouveau et étonnant récit à une oeuvre déjà très riche, confirmée par l'envoûtant Rosie Carpe. Un roman, où trois textes juxtaposés, intimement liés les uns aux autres, dessinent les portraits de trois femmes, Norah, Fanta et Khady Demba, aux aspirations de liberté ardemment assumées.

Avec Trois Femmes puissantes, nous sommes aussi en présence d'un essai littéraire, volontairement novateur.
Un roman fracturé, comme la vie entravée de ces trois femmes qui ont toutes connues, une césure violente, de celles dont on ne se relève mal, qui gangrènent tout le reste de la vie.
Une césure ou un écartèlement inscrit dans la mémoire des personnes prises entre deux cultures, l'Afrique et la France, ou entre deux vies, ou entre des espoirs inscrits dans la mémoire d'une autre vie.

La famille, est toujours au coeur des trois récits, la famille, le lieu où les fractures naissent, elle devient un enjeu, un territoire, une survie possible pour Norah, Fanta et Khady Demba, là où les aspirations s'épanouissent ou se fracassent, le lieu et le lien dont il faudra s'extraire pour exister.

Dans la première partie, Norah, avocate, se rend en Afrique, à la demande de son père, cruel et cynique, pour défendre son frère accusé du meurtre de sa belle mère. le père avait quitté sa femme en kidnappant son fils Sony de 5 ans , laissant une plaie béante, un traumatisme irréparable.

Dans le second volet Marie NDiaye déploie le long monologue de Rudy Descas revenu d'Afrique après y avoir grandi. Il revient avec une épouse noire, Fanta, jamais présente dans le langage de l'homme, telle une énigme insaisissable, point aveugle autour duquel vont se révéler les secrets refoulés, dont le meurtre de son père.

Le dernier récit de Trois femmes puissantes, le plus glaçant, montre la trajectoire d'une femme, rejetée par sa belle-famille après la mort de son mari, qui tente de passer clandestinement en Europe.
Basculer de la sécurité à l'horreur : être à la merci des passeurs, se blesser sans possibilité de soins, être maltraitée, se prostituer, être dépossédée par le seul être qui vous semblait proche.

Trois récits où se répondent les culpabilités des femmes, de celle qui se tait quand son fils Sony lui est arraché, de Khady Demba qui n'arrive pas à enfanter et qui porte cette honte comme une faute originelle, ou encore la mère de Rudy Descas qui vit dans la négation de ce qui s'est passé.
Cette culpabilité qui tel un poison irrigue le livre, porte tout le monologue de Rudy Descas pour exprimer une demande de pardon à Fanta et à son fils qu'il a toujours négligé: "Comment allait-il apaiser sa propre conscience si ses souvenirs tronqués de leurs conflits ne faisaient apparaître que sa culpabilité à lui, encore et toujours, comme dans ses rêves pénibles et avilissants où, quoique que l'on dise, quoique que l'on décide, on est en faute, irrévocablement ?"
Trois femmes puissantes s'ouvre vers une réalité farouche, viscérale, et dont on suit la montée en puissance à mesure qu'on avance dans les trois récits: de l'inhumanité de la famille, l'incompréhension de l'autre et de son exploitation.
A travers le destin de ces femmes, c'est au fond la condition humaine la plus contemporaine qu'interroge Marie NDiaye : celle de l'appartenance à une famille, un lieu, des racines qui protègent qui élèvent.
"parce qu'elle n'avait pas enfanté et qu'elle ne jouissait d'aucune protection, ils l'avaient tacitement, naturellement, sans haine ni arrière-pensée, écartée de la communauté humaine, et leurs yeux durs, étrécis, leurs yeux de vieilles gens qui se posaient sur elle ne distinguaient pas entre cette forme nommée Khadry et celles, innombrables, des bêtes et des choses qui se trouvent aussi habiter le monde."

Ce sont trois femmes vaincues, maltraitées, mais elles restent debout. Norah et Fanta se sont libérées dans leur jeunesse, de leur condition de filles par leurs études. Fanta plus encore que Norah. Khady s'est libérée dans sa tête par un geste.
Ce geste de Khady Demba sautant du bateau est un geste rageur et libérateur, elle ne sera plus personne mais Khady Demba celle qui a dit non. Ce cri est aussi comme une alerte lancée à toutes les femmes pour se libérer des hontes et des entraves posées par les hommes et les traditions.

En contrepoint des trois récits, le symbolisme des oiseaux qui hantent les âmes, insèrent un fil d'Ariane invisible mais ténu. le père de Norah, oiseau perché sur le flamboyant, espèce de marabout vantard et fantoche. le flamboyant est sa dernière demeure, il a envoyé son fils Sony en prison, il a déserté les hommes. Mais l'oiseau est une figure magique : la buse suit Rudy comme les corbeaux Khady Demba.

Marie Ndaiye est entrée, "avec discrétion et détermination, sans concession ni hâte ni doute, dans la plus pure des aventures littéraires, parmi l'escouade clairsemée des quelques écrivains irréductibles (qu'on ne saurait réduire ni à une mode, ni à leur ombre), qui sont à la fois à la tête d'un monde particulier et universel, d'une langue personnelle pour le dire et de ce talent à l'alchimie indéchiffrable qui nous convainc, nous autres, pauvres lecteurs, que ce monde est aussi le nôtre, et qu' il est effrayant et que nous ne le savions pas."  Jean Baptiste Harang. Dans l'Art est difficile P297.

En lisant ce texte, j'ai été séduit par une musicalité envoûtante au point de perdre le fil de l'histoire, je l'ai relu et j'ai ressenti tous ces mots, comme un travail de jardinier, parfois de bûcheron, trois souches irréductibles qui semblaient ne plus provenir d'un seul arbre. "elle avait déjà réglé son compte à un énorme bignonia qui avait eu l'audace de faire grimper le fol entremêlement de ses fleurs orangées sur le crépi gris." 
les récits de Ndiaye ne disent pas leur fin , on en sait assez pour les imaginer.
Il faut retourner vers les textes de Marie Ndiaye, les retourner comme un limon d'argile ou se laisser guider, c'est un enchantement.


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