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Critique de Woland


Lolita
Traduction : E. H. Kahane


ISBN : 9782070368990


Qui ne connaît la "Lolita" de Nabokov ? le manuscrit fut une première fois refusé par quatre éditeurs successifs et tous amenés au bord de l'apoplexie tant le sujet traité, la pédophilie vue, pourrait-on dire, "de l'intérieur" puisque c'est le pédophile lui-même qui raconte toute l'histoire, avait de quoi inciter à la plus grande prudence, surtout dans les années mil-neuf-cent-cinquante. Un plus tard, en 1962 si notre mémoire est bonne, Stanley Kubrick devait en donner une première adaptation, à sa façon bien particulière, c'est-à-dire en plaçant au premier plan le personnage de Clare Quilty (joué par Peter Sellers) par opposition à celui de Humbert-Humbert (rôle confié au non moins grand James Mason). Un remake a vu le jour en 1997, avec Jeremy Irons dans le rôle de H. H., cette fois-ci bien à sa place sur l'échiquier nabokovien. Nous laissons aux cinéphiles ayant vu les deux versions le soin d'exposer le comment et le pourquoi de leurs préférences personnelles. Nous ne pourrons malheureusement donner les nôtres : nous n'avons en effet visionné que l'expérience Kubrick qui tient une fois de plus de la recréation totale de l'oeuvre - comme le fera le metteur en scène pour le "Shining" de Stephen King - que de son adaptation nuancée. En outre, dans les deux films, tout est fait pour ombrer l'apparence enfantine de Lolita et on a choisi, pour l'incarner, deux très jolies personnes glamoureusement plus "mûres" que leur modèle littéraire, alors que, de l'avis même de l'expert Humbert-Humbert, exprimant ici le point de vue nabokovien, le physique de Lolita est plutôt banal comme celui, d'ailleurs, de la majeure partie des représentantes de son espèce.

Il nous est par contre tout à fait loisible de dire combien nous furent mémorables et éprouvantes les deux lectures - à haute voix car le texte le mérite, même dans sa traduction française - de "Lolita." Mémorables parce que, à chaque fois, ce fut un enchantement : le style, la construction, la recherche de crédibilité envers les personnages, l'atmosphère et la sincérité des sentiments exprimés. Eprouvantes parce que, même si Nabokov ne s'abaisse jamais à de basse descriptions pornographiques, il n'en reste pas moins qu'il est trop habité par son sujet pour ne pas nous restituer intacts l'avidité bestiale de son triste héros et le désarroi, perçant sous une attitude faussement sans complexes, de la petite Dolorès Haze, dite Lolita.

La sincérité : la pierre-maîtresse du roman. Certes, cela vient à admettre que Nabokov a ressenti ce qu'il décrit - oui, ces pulsions malsaines, il les a éprouvées dans sa chair et dans son âme, au bout d'une seconde lecture, le doute n'est vraiment plus permis s'il le restait encore à l'issue de la première - mais dans le fond, qu'importe puisqu'il est parvenu à les sublimer ? Par le récitatif de Humbert-Humbert, incantatoire et parfois aussi hypnotique que le discours de Khâ dans "Le Livre de la Jungle", revu et corrigé par les effets en technicholor de Walt Disney, l'auteur avoue ambitionner de rendre immortelle sa nymphette : eh ! bien, il a atteint son but. Mais alors, nous direz-vous, ce roman n'est qu'une incitation à la pédophilie, une espèce de nihil obstat pour le premier pervers venu ? Comment, dans de telles conditions, osez-vous parler de beauté littéraire et de sincérité de l'oeuvre ?

Parce que, du début jusqu'à la fin, Nabokov ne donne aucune excuse à Humbert-Humbert. Plus précisément, sa vie avec Lolita est présentée sans aucune complaisance et rien ne met plus mal à l'aise - et Nabokov est bien trop intelligent pour ne pas le savoir - que les moments (assez rares, il est vrai) où H. H. nous fait l'apologie des civilisations qui toléraient la pédophilie ou encore les descriptions (plus nombreuses, c'est indéniables), lyriques et discrètes oui, mais aussi gluantes, glauques, malsaines, des moments d'intimité entre le sémillant quadragénaire et l'enfant de douze ans . Peut-être les pédophiles avérés prennent-ils leur pied en les lisant, peut-être y voient-ils, eux, une justification, voire une absolution mais ce n'est pas le but recherché par l'écrivain qui, en ressentant les pulsions de son personnage, les détaille non seulement dans ce qu'elles ont de plus extatique mais aussi dans ce qu'elles révèlent sur lui de plus primitif et de plus répugnant, tout droit issu d'un cerveau reptilien visiblement déjà très endommagé dès l'origine. Humbert-Humbert est un monstre, il le reconnaît d'ailleurs une fois, avec son emphase précieuse et raffinée et, malgré toute sa culture, son charme et son intelligence, il le resterait pour nous si Nabokov ne le faisait tomber amoureux - réellement amoureux - de sa Lolita au moment même - et c'est là que réside le coup de génie - où, désormais âgée de dix-sept ans et enceinte jusqu'aux yeux d'un modeste mécanicien automobile de sa génération, rencontré dans l'un des restaurants routiers où elle a survécu vaille que vaille après avoir abandonné H. H. et avoir elle-même été chassée par le partouzeur lubrique qu'est Clare Quilty, la jeune femme (on n'ose écrire "fille" dans un pareil contexte) a perdu tous les attraits qui la rendaient si désirable et si exceptionnelle aux yeux de son beau-père.

En d'autres termes, si H. H. s'est contenté de désirer sa nymphette tout en proclamant qu'il l'aimait d'amour pur, il se découvre amoureux de la femme qu'elle est devenue sans pour autant être capable de la désirer.

Et c'est là qu'on est un peu gêné aux entournures parce qu'un authentique pédophile serait incapable d'éprouver cela. Mais, pour l'écrivain Nabokov, cet amour sincère, passionné, succédant, avec les années et l'absence de l'être aimé, à une obsession charnelle indiscutable et on ne peut plus dérangeante pour l'imagination, constitue la seule solution qui permette à son lecteur non pas d'absoudre Humbert-Humbert mais au moins d'éprouver pour lui, cet homme prématurément vieilli, au coeur fragilisé aussi bien par un problème congénital que par un stress devenu quasi-permanent, quelque chose qui ressemble à une vague empathie. Certains diront - moi la première, je l'ai dit et je le redis Wink - que ce retournement de situation projette un roman jusque là proche de la perfection dans sa rigueur et son réalisme au bord le plus extrême du gouffre de l'Incroyable. Pourtant, on a beau faire, on se rend compte que tout autre fin nous dérangerait. le génie de Nabokov et sa volonté, consciente ou pas, de transcender ses pulsions, sont passés par là : nous n'approuvons pas, nous condamnons même toujours avec autant de force, mais nous saluons la puissance de cette lutte avec sa part d'ombre, de cette violence faite à soi-même afin de purifier l'esprit dionysien dans le bain d'éternité lumineuse de l'âme apollinienne.

Si lire "Lolita" n'est pas toujours facile, l'écrire ne dut pas être non un chemin de roses. Nabokov prenait des risques, il le savait mais cette "palpitation", comme il appelle avec tant de grâce son besoin d'écrire ce texte (qui connut d'ailleurs une première version, avant-guerre, sous forme de nouvelle), ne cessait de le hanter et devenait chaque fois plus impérieuse : il savait aussi qu'il ne pouvait y échapper. A-t-il été tenté d'en faire une simple apologie de la pédophilie semi-incestueuse (dans le roman, Humbert-Humbert fait croire à tout le monde, et non sans une perverse délectation, que Lolita est sa fille biologique) ? Quiconque s'est intéressé au caractère, pour le moins complexe et hautain de l'écrivain, peut en douter. La tentation a peut-être effleuré le pédophile larvé mais l'écrivain, jamais. Dans l'esprit de Nabokov-écrivain, "Lolita" devait sortir de l'ordinaire pour la raison bien simple que ce que tout ce que pensait, tout ce qu'écrivait Nabokov sortait de l'ordinaire. Sur ce point, le pédophile dissimulé au plus ténébreux de sa personnalité n'avait aucune chance d'imposer sa loi : celui qui écrivait restait le maître.

"Lolita", l'oeuvre la plus connue de Nabokov, sort en effet de l'ordinaire. C'est depuis ce roman que l'on surnomme "Lolita" toute fillette - la petite Haze n'a que douze ans quand elle devient la maîtresse de Humbert-Humbert - déjà fortement sexualisée mais n'ayant pas conscience de cette sexualité, toute fillette qui semble irradier des ondes étranges capables d'être perçues par les seuls pervers amateurs d'enfants pré-pubères.

C'est glaçant, n'est-ce pas ? Nyarknyarknyark Oui, la réalité est d'autant plus glaçante que l'auteur nous laisse clairement entendre, dans nombre de pages, que les hommes abritant un Humbert-Humbert, en gestation ou à son zénith, sont plus nombreux qu'on ne le croit (et qu'on ne le devine). Mais Nabokov ne fait que la dépeindre, avec un maximum d'honnêteté, soulignons-le encore, et avec, en prime il est vrai, un génie inégalé. C'est pour ça que sa "Lolita" est un grand livre à ne manier cependant qu'avec les plus grandes précautions. Bonne lecture ! ;o)
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