- Il faut vraiment que j'y aille, dit Eliot dont le regard ne quittait pas l'instrument. Le travail m'attend... et puis il y a le règlement de Grand-Mère. Je n'ai pas le droit de jouer.
- Une règle interdisant de jouer de la musique? Vraiment? Même au fin fond du Moyen Âge, il y avait de la musique. Pas très bonne, mais quand même! Même les nazis aimaient la musique. En voilà une règle ridicule.
- Ouais, murmura Eliot. Peut-être bien.
Fiona commença à s'éloigner le long du trottoir. Sur la chaussée, six corbeaux se massaient autour d'un animal écrasé. Ils levèrent la tête pour les regarder.
Depuis l'entrée de la ruelle, le vieil homme murmura encore :
- Les promesses, les coeurs, tout est fait pour être brisé, jeune homme... surtout les règles.
Ils allaient travailler au restaurant comme tous les matins. Comme s'ils n'avaient pas assez de soucis avec trois épreuves qui détermineraient leur droit de vivre ou de mourir... elle devrait aussi débarrasser les tables et dégraisser la cuisine.
Eliot suivit son regard.
- C'est pas juste, marmonna-t-il.
Grand-Mère leva un sourcil.
- Dans cette famille, rien n'est juste. Ces épreuves détermineront qui vous êtes d'ores et déjà. Vous n'y pouvez rien. Il vous suffit d'être vous-mêmes et de vivre votre vie. (Elle regarda sa montre et une seconde plus tard la pendule du couloir sonna.) Et cela comprend aller au travail.
Un concert de couinements éclata devant eux. Ce fut si soudain et si fort que Fiona manqua de lâcher son arme pour se boucher les oreilles. C’est alors qu’elle entendit le bruissement d’un millier de griffes crissant sur le béton.
Elle éclaira la paroi en brique qui se dressait devant leurs yeux. Un tapis de fourrure grouillait dans leur direction, tout en regards assassins et queues qui fouettaient l’air.
Les jumeaux firent volte-face pour s’enfuir.
Mais des centaines d’autres rats leur bloquaient tout espoir de retraite.
Fiona fit face aux rongeurs qui fondaient sur eux et arma son fusil.
Dans la galerie nord, ils éblouirent un rat qui s’enfuit avec un couinement, griffant le béton de ses quatre pattes.
Fiona réprima un frisson. Il y avait des rats dans leur cave, dont Grand-Mère n’arrivait pas à se débarrasser en dépit des pièges et du poison. Mais celui-ci avait la taille d’un teckel.
- Genre Rattus, raisonna Eliot. Je ne suis pas sûr de l’espèce.
Cette fois, le savoir encyclopédique de Fiona ne parviendrait pas à la rassurer. Elle savait que les rats transmettaient la peste bubonique et les hantavirus. Des créatures, repoussantes, enragées, vivant les unes sur les autres - dents, griffes et petits yeux rouges luisants.
Lucia en avait forcément après les jumeaux. Audrey s'avança vers elle de deux pas, en se faisant la promesse que si certains devaient mourir aujourd'hui, Lucia serait la première.
Elle remarqua alors une anomalie.
- Vous n'êtes que cinq. Où sont les deux autres membres du Conseil?
- Encore en chemin. Nous avons décidé de commencer sans les attendre, car le sujet qui nous intéresse est urgent.
Henry quitta Audrey pour aller s'asseoir avec les autres.
- Le quorum est atteint, dit-il.
- Le minus peut s'habiller comme un bouffon si ça lui chante, l'interrompit Mike. Mais toi... (Incrédule, il examinait Fiona.) Avec ces fringues, tu vas couper l'appétit à tout le monde.
Voilà qui confirmait mon impression : sa robe d'anniversaire évoquait irrésistiblement un piteux déguisement d'Halloween. Et ce noeud rose achevait de la transformer en pochette surprise garnie d'humiliation.
Elle haïssait sa famille - toutes ces règles, ces habits faits main, leur vie cloîtrée... Les larmes brouillèrent sa vue et le satin rose de la robe se changea en barbe à papa cotonneuse.
- Attrape ça.
Mike prit un tee-shirt au nom du restaurant sous le comptoir et le lança à Fiona, qui fut incapable de l'attraper.
Elle s'accroupit, clignant très vite des paupières pour se débarrasser des larmes, et ramassa le tee-shirt. Un oncle Sam thermocollé lui souriait.
- Je le déduis de ta paie, la prévint Mike.
Toute une famille venait d'entrer dans sa vie. Des gens qui voulaient leur mort, à elle et à son frère, s'ils ne réussissaient pas leurs "épreuves". Et elle avait le pressentiment qu'on ne leur poserait pas d'énigmes mathématiques ni de koan zen. Quelle expression avait employée Oncle Henry? "Épreuves héroïques"?
Comment se préparer à un truc pareil?