ça vous atteint par vagues, le manque de quelqu'un. Comme un bruit de fond qui crépite sourdement les jours bien remplis où l'on n'a pas le temps de réfléchir, une pointe acérée lorsqu'on oublie un instant et que quelque chose vient raviver le souvenir.
Elle se demande si chacun porte en soi un monde caché, un lieu où il ne cesse de se trahir et de trahir les autres et dont il ne mentionne jamais l’existence. Pas vraiment un lieu, plutôt un vide, un gouffre béant entre ce qu’il avoue et ce qu’il passe sous silence.
Si seulement un geste tendu et un murmure apaisant pouvaient soulager la douleur de vivre ordinaire.
On ne repasse pas en coup de vent au bout de trente-deux ans. Les choses que tu as laissées derrière toi seront toujours là-bas, au même endroit.
C'est ça - le commerce quotidien, les transactions quotidiennes entre les humains, les peurs non formulées, les coups involontaires que l'on porte et que l'on reçoit - C'est ça qui est réellement épuisant. ça qui est sans fin.
Reproche. C'est un mot si général. Un mot irresponsable, souvent. Comme culpabilité ! Parfois je me dis qu'on se complaît dans des culpabilités qu'on assume pour absoudre des choses moches ou sales, celles qui ne nous paraissent pas assez importantes.
Passé un certain âge, on ne peut pas plus se permettre de perdre une amie chère que sa dernière dent saine. Rien ne vient combler le vide.
Nous sommes façonnés par de grands événements ; les naissances, les maladies, les morts opèrent des coupes sombres dans notre existence, lui font prendre une nouvelle direction, y laissent des marques indélébiles. Mais ce sont les petites choses – une volée de marches, un regard déçu, une boucle de chaussures luisante, des trahisons minuscules, un Va te faire foutre bien senti, les heures passées derrière un abri rouillé et dégoulinant de pluie, l’accumulation sans fin de pierres de mémoire empilées l’une sur l’autre – qui nous font peu à peu prendre forme.
Alors elle s’aperçoit que, depuis tout à l’heure, elle observe tout avec des yeux plissés, ne laissant pénétrer le passé qu’avec parcimonie.
-- Tu as bien du courage. Une langue difficile, l'irlandais.
-- Tu la parles, Nan ?
-- Pog mo theoin, dit Nell en riant. Des années d'apprentissage et c'est tout ce qui me vient à l'esprit.
-- Embrasse mon cul, traduit Grace en gloussant.