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Critique de 4bis


En apnée. C'est ainsi que j'ai lu La nuit. le sommeil. La mort. Les étoiles. Un long voyage submergée, quasi sans interruption tandis que les heures ordinaires défilaient et que, bienheureuse, je n'étais là pour personne. L'histoire ne cède pourtant pas au genre du page turner puisqu'il s'agit des mois suivant le décès accidentel d'un patriarche. John Earle McClaren, dit « Whitey » était un blanc, un notable, un ancien homme politique local républicain modéré.
Tandis qu'il rentre en voiture d'un repas réunissant le conseil d'administration des bibliothèques municipales de la ville, il voit soudain un inconnu se faire molester par deux policiers sur le bas-côté de la route. Sur une impulsion, il s'arrête pour porter secours à l'inconnu à qui il sauve ainsi la vie. Son geste altruiste lui coûtera en revanche la sienne puisqu'il mourra quelques semaines après des suites de son hospitalisation. C'est l'histoire de la veuve qu'il laisse et de ses cinq enfants désormais adultes que nous conte le roman. Et à travers lui, c'est une certaine histoire de l'Amérique contemporaine bien entendu.
J'avais été très déçue par le portrait d'un autre patriarche blanc et conservateur qu'avait fait Philippe Roth dans La tâche. A certains égards pourtant, Coleman Silk (la Tâche) et McClaren se ressemblent et le traitement que leur réservent leurs auteurs permet dans les deux cas d'appréhender chez eux une profondeur et une complexité qui les sauvent d'une condamnation hâtive à incarner seulement le type du réactionnaire vieillissant. Mais la grande différence entre les deux romans réside dans l'arrière-plan. Là où Roth se vautre dans une forme de nostalgie légèrement acariâtre, Joyce Carol Oates autorise ses personnages à dépasser leurs petitesses, peint la révolte et les faiblesses à l'oeuvre partout, y compris parmi les élites dominantes. Surtout, l'arrière-plan historico social n'est pas le prétexte à excuser une folie mégalomaniaque, c'est le détonateur et le ressort motivant l'évolution de chacun. Ce qui est nettement plus intéressant.
Autour de la mort de Whitey, de cette absence sidérante, va peu à peu être exhumé un fonctionnement, une organisation familiale assignant chacun à une place que peu de ses membres auront d'ailleurs remis en cause. L'épouse modèle était heureuse de l'être, profondément. L'aîné a repris de tout coeur le flambeau familial. Trois filles et trois destins assumés : une mère au foyer, une carriériste et une éternelle étudiante. Seule cette dernière et son plus jeune frère sont peut-être délicatement en retrait d'une famille triomphalement conservatrice. Mais de manière tellement feutrée que cette rébellion intègre davantage ceux qui la mènent qu'elle ne les exclut véritablement du cercle familial. La mort du père vient faire vaciller tout cela, évidemment. Mais sans que cela tourne au concours de pyrotechnique. C'est l'autre force de ce roman : pas de cadavre dans le placard, pas d'intrigue ficelée autour d'une coming-out quelconque, pas de révélation qui viendrait rendre illégitime le temps qui appartient désormais au passé. Juste, si l'on peut dire, l'emprise d'un père et d'une conception traditionaliste de la famille. Juste un homme bon, dominant, croyant garantir par sa morale et ses moeurs la durabilité d'un mode de vie exemplaire.
Et on aura compris que le sinistre fait divers qui viendra faucher John Earle McClaren jouera comme un révélateur de tout ce que ce mode de vie avait déjà de fissuré. Sur le plan personnel et sociétal. Comment être quelqu'un de bien dans un monde où les forces de police molestent les plus faibles ? Comment défendre une société qui repose sur de telles bases ? Avec le recul, le lecteur découvrira les peurs et compromissions qui auront cimenté le statu quo, les petites faiblesses qu'abritait le grand homme, les fragiles équilibres sur lesquels se reposaient son épouse et ses enfants. Les semaines et les mois s'enchainant après le deuil, chacun des autres personnages vivra le chagrin et recomposera autrement.
Assez ouvertement inspiré d'éléments autobiographiques, le personnage de Jessalyn, la veuve de Whitey, est le plus complexe. Il porte en lui tout le cheminement de la perte mais ne se réduit pas à cela. Femme au foyer parfaite, Jessalyn l'a été entièrement, avec coeur et Joyce Carol Oates ne commet jamais l'erreur de dénigrer cette identité ou de la supposer fausse. Elle propose juste, par l'expérience du deuil et de l'émancipation que ce dernier impose, une exploration d'une autre manière d'être, une recomposition dont la famille nucléaire originelle ne peut plus être le centre.
C'est très juste, très habile et porteur d'un optimisme, certes subtile, mais solidement ancré dans le devenir de chacun des personnages. Un roman qui dépasse donc largement l'étude de moeurs dont il nourrit son propos. Un roman qui m'a beaucoup plu.
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