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Critique de berni_29


Je vais vous parler d'un sujet grave, triste, traité cependant ici avec beaucoup de douceur, de délicatesse, mais aussi, - chose étonnante, avec gourmandise : la fin de vie. Gourmandise ? Je lis votre étonnement. Mais oui, j'ai bien dit gourmandise et ne voyez là aucune idée de vouloir choquer tant le sujet est chargé d'émotion. Écoutez un peu...
Nous sommes au Japon. Atteinte d'un cancer, la jeune Shizuku Umino âgée de trente-trois ans vient d'apprendre par son médecin qu'elle n'a plus que quelques semaines à vivre. La nouvelle lui a fait comme l'effet d'un séisme sous ses pieds. Nous sommes en décembre et probablement ne verra-t-elle pas fleurir les amandiers aux premiers jours du printemps.
Shizuku vit seule.
Le plus proche membre de sa famille est son père qu'elle n'a pas vu depuis cinq ans... Et puis elle ne veut pas l'inquiéter... Pour autant, elle ne veut pas finir ses jours dans la chambre d'un hôpital déshumanisé, recevant les derniers soins palliatifs dans une solitude accablante et anonyme, raccordée à des tuyaux branchés de partout.
Le hasard de la maladie l'amène à venir terminer ses jours sur l'île aux citrons, située en mer intérieure de Seto, dans la Maison du Lion. C'est bien sûr un établissement de soins palliatifs, mais au bord de la mer, sur une île, dans une maison entourée de vignes et de citronniers, on accompagne les derniers jours des personnes atteintes de maladies incurables en les aidant à emprunter d'autres chemins, loin des soins agressifs ou des traitements visant à prolonger la vie... Ici tout est fait pour apaiser les douleurs du corps et de l'âme.
La directrice de la Maison lui a écrit pour lui dire qu'on l'attendait, qu'une chambre était prête pour l'accueillir, mais plus qu'une chambre, c'est un lieu, une communauté d'invités comme elle, une île, qui l'attendent.
Son arrivée est prévue le 25 décembre, le jour de Noël. C'est la première fois depuis longtemps qu'on l'attend quelque part. La directrice, une certaine Madonna l'accueille au ponton du bateau. Bon pas la vraie Madonna quand même, je tiens à vous le préciser. Ici toutes les personnes ont droit de porter un surnom de leur choix, que ce soient le personnel de l'établissement ou bien les invités. Oui, les personnes qui viennent résider dans la Maison du Lion sont appelés des invités...
Dans ce récit écrit à la première personne, nous découvrons à travers les yeux, les gestes, les mots de Shizuku, un lieu et des personnes qui y vivent, qui viennent à sa rencontre. Nous découvrons ses premiers jours sur l'île aux citrons, ses étonnements, ses joies, ses révoltes, le désir de vie qui bat jusqu'au dernier souffle, la douceur qui vient non pas comme une résignation mais comme une apesanteur où le corps se dérobe, tandis que le coeur s'allège d'un fardeau.
L'île aux citrons, c'est un zeste de bonheur entouré d'océan.
Il y a la chienne Rokka qui se prend tout de suite d'amitié pour le jeune femme, ne la quitte plus...
Je me suis pris moi aussi d'affection pour cette chienne qui ressemble à une grosse boule de neige épaisse, qui va et vient, se frotte à sa nouvelle maîtresse, se niche dans le creux de ce corps frêle qui s'effrite, accompagnant d'une tendresse fidèle, celle qui va partir dans quelques jours vers on ne sait où... Peut-être que la chienne Rokka ressent ces choses-là, peut-être qu'elle est une passeuse à sa façon, s'est déjà pelotonnée contre un corps qui n'est plus, le fera encore longtemps après...
Et puis il y a ce rendez-vous hebdomadaire, le goûter du Lion, chaque dimanche à 15 heures, c'est comme un rituel... Chaque pensionnaire qui arrive est invité à exprimer sur une longue lettre un souhait, la commande d'un mets de son choix et à condition qu'il en écrive les raisons et l'attachement à un souvenir particulier. C'est un tirage au sort qui dicte le choix.
Le dimanche qui vient, le goûter qui va tâcher de reproduire le plus fidèlement possible ce mets, permet aux pensionnaires de le partager dans un moment convivial et touchant, en partager aussi le souvenir impérissable qui sera évoqué comme le vertige d'une madeleine de Proust. Peut-être que le bonheur d'être à la Maison du Lion tient dans cette impatience d'attendre chaque dimanche...
En dehors du goûter du dimanche, il y a d'autres gourmandises qui égrènent ce récit, le bol de douha pour accueillir le matin, l'okayu, des mochis, des cannelés, une tarte aux pommes, un thé de kombu...
« Nous savourons le délice suprême de la vie jusqu'à la dernière goutte », aime à dire la directrice du lieu.
Car ici il est question de saveurs, celle des derniers instants...
Parfois l'écriture délicate et très belle d'Ito Ogawa se fait onirique, traverse des paysages et des miroirs, convoque des personnages du passé, des voix, allument des bougies au seuil d'une porte...
Ce récit ne tombe jamais dans le pathos, même si on chemine le coeur serré vers les dernières pages, même si l'émotion nous étreint le coeur, parce que forcément la jeune Shizuku ressemble à quelqu'un de proche, qui n'est plus...
Ici, le sujet n'est pas le droit à mourir dans la dignité. C'est autre chose. Ici, les mots d'Ito Ogawa nous entraînent dans une maison où ceux qui vont mourir sont entourés, apaisés, les papilles éveillées au goût de l'instant présent. Accepter la mort, accepter son désir de vivre, accepter cela, l'accueillir comme on regarde la mer, comme on s'éprend de l'horizon, comme on respire le parfum du yuzu à pleins poumons.
En creux, Ito Ogawa ne dit-elle pas cette douceur qui manque à notre société, en particulier sur ce sujet ?
J'ai aimé pendant toutes ces pages douces, délicates, emplies de pudeur, accompagner à ma manière la jeune Shizuku, non pas dans sa dernière demeure, mais dans sa dernière île...
Je referme le livre, avec un sentiment apaisé en moi. Il y a encore cette bougie qui n'en finira pas de brûler dans ma mémoire, au seuil de la porte d'une chambre, tandis que la chienne Rokka apprivoise déjà les gestes d'un nouveau pensionnaire qui vient d'arriver...

Quelques jours après sa lecture, je me suis surpris à sentir en moi ce livre qui continuait de résonner comme le ressac d'une mer intérieure...
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