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Critique de marconova


Nous sommes en Estonie et nous allons être brinqueballés, secoués, plongés des années 30 à 90, en suivant l'histoire de deux femmes, Aliide et Zara, dont l'histoire nous est distillée par petites touches composant une fresque expressionniste.
Le pinceau est sec et tranchant, le trait dur, brut, les teintes sombres, sans presque de couleur ; quelques objets meublent le décor et occupent dans le tableau une importance surprenante alors que d'autres détails restent dans l'ombre ; des odeurs, des senteurs entêtantes s'exhalent et accentuent l'atmosphère oppressante ; dans le repli d'un papier peint qui se décolle, on aperçoit une araignée ; ici et là une mouche harcèle.

Récit haché où les époques s'entrechoquent, occupation allemande, puis soviétique, dont la fin laisse le champ libre aux mafieux de la prostitution. La ligne de temps est brisée et éclatée mais le récit semble trouver une unité dans le lien familial unissant les deux femmes, qu'on découvre peu à peu (Zara est la petite nièce d'Aliide) , et dans les blessures morales et physiques qu'elles ont toutes deux subies à une quarantaine d'années de distance. Aliide est passée par les interrogatoires dégradants de la sûreté soviétique, Zara est tombée dans les serres d'un mafieux et d'un réseau de prostitution.

J'ai eu de la peine à appréhender ce roman étrange, brut comme un caillou difforme, qui semble dur mais qui s'effrite à la manipulation comme pour ne pas révéler sa forme, pour dissimuler son coeur.
Les personnages ne se laissent pas apprivoiser, ils ne sont pas sympathiques au sens propre du terme. Même dans les épreuves qu'ils subissent, je n'ai pas ressenti de la compassion, tant la narration est froide comme le climat estonien. Les détails souvent glauques donnent la nausée, ne suscitent pas d'empathie. Si peu à peu, lentement, très lentement, on découvre les personnages, c'est de l'intérieur ; de leur aspect physique, je ne me suis fait aucune image ou alors très floue.
Ceci n'est pas une critique négative ; cette approche et ce style conviennent parfaitement au sujet, qui sans cela n'aurait qu'un intérêt réduit. Ce qui est important est moins ce qu'on dit que la façon de le dire.

Reconstituons brièvement le fil des évènements (que ceux qui n'ont pas encore lu le livre et qui souhaitent le découvrir sans que l'intrigue soit déflorée passent le paragraphe suivant).

Aliide vit avec ses parents dans une campagne estonienne reculée, à la limite d'une forêt.
Allide a une soeur aînée, Ingel, considérée comme plus douée qu'elle, ce qu'elle semble admettre.
Au cours d'une fête, Aliide a un coup de foudre pour un jeune homme, Hans, qui lui n'a d'yeux que pour Ingel.
Hans épouse Ingel, ils sont heureux et ils ont un enfant, une fille, Linda.
Aliide continue à vivre avec eux. Sa jalousie devient de la haine mais contenue et dissimulée.
Hans est poursuivi par les soviétiques pour sa collaboration avec les allemands durant la guerre.
Aliide et Ingel le font passer pour mort et le cachent chez elles.
La sûreté soviétique les soupçonne et ses agents les « cuisinent » en vain pour qu'elles avouent.
Par pur intérêt, Aliide se marie avec un proche de l'appareil soviétique, Martin.
Elle quitte alors la maison où elle est née et où vivent Ingel et Hans.
Aliide feint d'être une épouse aimante ; en réalité Martin lui inspire du dégout.
Sur base d'une dénonciation dont Martin et Aliide sont les auteurs, Ingel et Linda sont déportées.
Aliide connaît ainsi le bonheur de retourner vivre dans « sa » maison avec Martin.
A l'insu de son mari, elle continue d'y cacher Hans.
Aliide reste convaincue qu'un jour Hans reconnaîtra ses mérites et se rendra avec elle à Tallin, capitale de l'Estonie.
Elle sera un jour confrontée à la terrible réalité des sentiments réels de Hans et, dans sa rage, lui ôte la vie en bouchant l'issue et l'aération de la cache où il est confiné.
40 ans après, Zara, fille de Linda et petite fille d'Ingel, vient s'échouer chez Aliide, après s'être échappée de l'emprise de ses souteneurs.
Depuis le départ des soviétiques, Aliide vit recluse et dans la crainte de représailles des nationalistes estoniens.
Zara, une inconnue pour Aliide, sait par contre chez qui elle est.
Aliide appréhende avec méfiance et prudence cette fille traumatisée, qu'elle recueille cependant.
Le face-à-face est étrange et plein de non-dits, chacune des deux protagonistes voudrait percer l'histoire de l'autre, sans l'exprimer.
Puis Aliide découvre qui est Zara. Elle tue les souteneurs qui avaient retrouvé sa trace, rachetant ainsi en quelque sorte son crime précédent en permettant à Zara de s'envoler vers une autre vie.

On trouvera dans ce roman une évocation historique à travers un regard féminin ou encore une illustration des violences faites aux femmes et de leur lutte pour y résister ; la personnalité de l'auteur prêche pour ces intentions. On y verra aussi une intrigue habilement montée : des faits somme toute très simples forment des interrogations par le style abrupt du narrateur, par l'éparpillement du fil chronologique et par le caractère introverti des personnages.

Je pense cependant que ces éléments ne constituent que la trame du sujet essentiel : la passion unilatérale et intériorisée d'une femme complexée, exacerbée par la jalousie, devenue une obsession, une fixation hantant tout son être, commandant chacun de ses actes, orientant toute sa destinée.
C'est cette dérive, à la limite de la simplicité d'esprit ou de la folie, qui est le liant du récit, son noyau autour duquel il gravite et dont le lecteur ne peut apercevoir l'importance avant d'arriver au bout du voyage.
A propos de fin, celle qui nous est donnée sous formes de multiples fiches de renseignements provenant de la sûreté soviétique et révélant sous un jour étonnant les activités d'Aliide et de son mari Martin, est quelque peu lassante dans son énumération répétitive du travail des « agents de recrutement » à la solde des soviétiques. En dehors de cette surprise sur le rôle des protagonistes, nous y trouvons la relation froide, technique et dépouillée de tout détail émotionnel, des actes dont l'autre aspect et les conséquences nous ont été décrits auparavant de façon profondément ressentie.

Ceci dit, la grande qualité d'une oeuvre est de multiplier les facettes et de permettre des regards différents ; en cela, Sofi Oksanen réussit pleinement et mon interprétation n'en est qu'une parmi d'autres.
La dernière page tournée, ou plutôt quelques jours après, me reste surtout ce style particulier, tantôt sec, tantôt fourmillant d'images, quelques fois surprenantes, pour nous transmettre une bribe de sentiment, de sensation, d'état d'âme de personnages ou une image de lieu, dont les contours restent assez flous.
J'ai aussi le sentiment qu'une seconde lecture, qui serait moins encombrée de la suite du fil, m'apporterait de nouvelles perceptions, preuve de la richesse du roman.
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