Citations sur Manifeste incertain, tome 7 (32)
La poésie d’Emily Dickinson ressemble littéralement à un jardin secret. Si son auteur semble dédaigner la chair du monde extérieur, c’est pour mieux en recréer l’os. Émily n’a que faire du commerce des hommes, de leur médiocrité, de leurs gesticulations, car elle se tient au coeur même de la vie, là où l’âme s’ébat dans les tourments. Elle veut donner sa voix à l’indicible, car elle comprend que seule la poésie peut donner accès à cet « au-dedans » de la vie. Elle sait que les mots forment le parcours le plus direct pour l’atteindre. Elle sait aussi qu’en refusant les anecdotes et les formules convenues, elle prend le risque de se perdre et de perdre son lecteur chimérique dans l’obscurité des métaphores.
Qu’est-ce que je fais sur terre ? - J’écoute mon âme.
Marina TSVETAÏEVA
Certains vont le dimanche à l'église
Et moi- je reste à la maison
Avec un merle pour choriste
Et pour voûte un verger.
(* Emily Dickinson)
Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva : qu'ont-elles en commun ? L'une est d'Amérique, l'autre de Russie. Celle-ci appartient au XIXe siècle, celle-ci à la première moitié du XXe. Toutes deux n'ont jamais douté de leur art, malgré leur isolement, la censure ou l'indifférence.Parce qu'elles ne savent pas s'accommoder des convenances de cet art, elles s'efforcent de le réinventer, chacune à sa façon. (...)
Mais Emily et Marina partagent autre chose encore. Une chose, un meuble:une simple table. (...)
Sur la table, il y a du papier et de l'encre. C'est à cette table que toutes deux vont créer le monde, à la façon du Dieu de Jean qui, dans le prologue de l'Evangile, nous avertit qu'"au commencement était le Verbe", et que rien de ce qui existe n'a été engendré avant d'avoir été énoncé.L'existence des choses et des êtres débute par quelques consonnes et voyelles, de sorte que chaque mot articulé, chaque phrase construite passent pour un avènement de la réalité. Hors de ce qui est dit ou écrit, il n'y a que néant. La tâche du poète est donc la tâche originelle, le premier accomplissement de l'homme- et de la femme.
(p.16)
En 1861, cinquante-quatre millions de personnes furent délivrées du servage. Nombre d'entre elles gagnèrent les villes pour devenir les esclaves modernes de l'industrie, croupissant dans des taudis et des caves.
Un pays dans un pays dans un pays, p. 75
Avec Emily ( Dickinson), ce n'est plus Dieu qui décide de la justesse des choses, mais ce sont les mots, juste les mots, dont chaque syllabe est sacrée.
(* Marina Tsvetaieva)
Les privations et l'indignité l'inspirent:
" Nous les Poètes, nous rimons
Avec paria...
Ses mots sont un cri de douleur et de rage et une consolation:
" Il y a au monde des hommes en trop,
Des superflus, pas dans la norme.
(Sortis des dictionnaires et répertoires,
Ils ont une fosse pour demeure.)
Il y a au monde des gens creux, muets,
On les rejette comme du fumier
Ils sont le clou dans la chaussure,
Ils éclaboussent vos pans de soie ! "
( p.191)
Si Marina n’a pas, de toute évidence, une vie chaste, si elle multiplie les liaisons souvent éphémères, elle entretient avec Rilke, comme avec Boris [Pasternak], un amour idéalisé, combien plus spirituel que charnel. Il ne s’agit pas pour autant de cet amour courtois qui prône la chasteté, celui qu’ont chanté les troubadours du XIIe siècle, même si son amour à elle y ressemble un peu. Car, pour Marina, le corps finit là où l’âme commence. Elle cherche dans ses aventures amoureuses à traduire ce corps en âme, en magnifiant l’amour physique, en « s’abîmant en lui, l’évidant », selon ses termes, seule manière à ses yeux de pouvoir aimer. Mais cet effort obstiné ne la mène à rien, sinon à retourner à elle-même, à sa seule âme.
Une fois encore, Marina ne se sent pas faite pour cette vie. Elle ne partage pas les conventions que sont à ses yeux « l’art, la sociabilité, l’amitié, les distractions, la famille, le devoir ». Elle se sent comme un « brasier » brûlante d’un amour unique pour chaque homme et chaque femme qu’elle courtise.
Pas de tag et peu d'affiches dans les rues. La ville [Moscou] est comme déshabillée.
Un pays dans un pays dans un pays, p. 65