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Critique de Kirzy


Kirzy
02 septembre 2022
°°° Rentrée littéraire 2022 #10 °°°

Dans ce roman frondeur et intelligent, l'auteure raconte son parcours du combattant pour faire changer son prénom francisé à sa naturalisation; elle veut reprendre son prénom de naissance, Polina et non Pauline. le premier chapitre s'ouvre sur une scène à l'absurdité kafkaïenne lorsqu'elle est convoquée au tribunal de Bobigny, face à l'incompréhension de la juge. de sa colère naît un questionnement puissant sur l'identité qui lui fait retracer sa propre histoire d'enfant née en URSS dont la famille a migré en France, à Saint-Etienne.

La force de frappe du récit, c'est son humour ravageur. On se marre non-stop grâce à des trouvailles stylistiques truculentes. Entre bourdes interculturelles et lapsus linguistiques, le travail d'écriture est formidable et donne envie de citer une multitude de passages plein de verve et d'inventivité qui mettent immédiatement des images très marrantes dans la tête : lorsqu'elle découvre la langue française à l'école, ne comprend pas tout mais commence à construire un mur étanche entre son français et son russe sans que rien n'y filtre, russe chez elle, français à l'extérieur de la maison, devenant la seule de la famille à perdre son accent russe pour adopter l'accent TV de Jean-Pierre Pernaut et Laura Ingalls ou des pubs Findus Croustibat.

A l'école « On me parle encore et encore de la langue qu'il me manque. La langue du français. C'est pour elle que je dois y aller. Je dois retourner à la materneltchik pour qu'elle me pousse. Tu la chanteras comme un oiseau, tu verras. Tchik-tchirik, fait le moineau. Mais j'ai déjà une langue. Qu'est-ce qui lui arrivera ? Tchik-tchik, font les ciseaux. Je pense aux queues des lézards que j'attrape à la datcha. Si on le touche, elles se détachent. On voit le moignon rose et les chairs à vif. La queue s'agite encore un peu et puis c'est fini. C'est une queue morte. On enferme le lézard dans le terrarium. Quelques jours plus tard une nouvelle queue lui pousse. C'est pour ça qu'il faut aller à la materneltchik. »

Après plusieurs mois à l'école « Quand je me réveille, le mur est froid, j'ai une sensation étrange dans la bouche. Ça me gratte. La langue, la gorge, le palais. Ça me démange, comme la croûte du genou écorché. J'ai la bouche astringente. Ça vient d'en bas, de l'intérieur de la gorge. Une envie de la gratter au-dedans. Dans un dessin animé qui se passe dans la jungle, j'ai vu un ours gros et gros se gratter avec un palmier. C'est ça que je voudrais faire. Je tousse un peu, je grogne. Je pousse quelques sons aspirés, gutturaux ? ça soulage. C'est un trop-plein de russe resté coincé pendant la materneltchik ou bien c'est le français qui s'installe et se met à l'expulser ? J'ai la langue qui me gratte. »

A la maison : « Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier oeuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on ne n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. le flux migratoire : les entrées et sorties des mots russes et français Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules et glissent sous la barrière. Ils s'installent avec les russes, parfois mêmes copulent, jusqu'à ce que ma mère les attrape. »

Derrière son ton enjoué et léger, Polina Panessenko met le doigt sur les points névralgiques de l'identité et de l'intégration. Aux injonctions à rendre à la France qu'elle lui a donné, elle répond par une réflexion pertinente et contemporaine qui dénonce l'absurdité à vouloir enfermer une personne dans une culture alors que l'ouverture multiculturelle peut représenter une richesse tant on ne cherche pas à la contraindre, ce qui ne peut conduire qu'à une dangereux repli identitaire. Elle rappelle très pertinemment l'histoire de sa famille, Juifs ukrainiens, ayant déjà hérité d'une modification onomastique.

Fuyant les pogroms en s'installant en URSS, son arrière-grand-père avait fait le choix de russiser les prénoms de ses enfants afin de les protéger : par exemple, sa fille ( la grand-mère de Pauline donc ) au prénom juif très marqué, Pessah, est devenue Polina … le père de l'auteure a fait ce même choix en francisant le prénom russe, craignant des discriminations et jugeant que gommer toute trace d'extranéité serait une bonne chose. Cette fois-ci, l'histoire ne se répète pas. Pauline, redevenue Polina, n'a plus besoin d'un « e » en feuille de vigne pour s'affirmer en tant que Française.

Un premier roman drôle et engagé, insolent d'intelligence.
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