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Critique de Malaura


1975….Sur l'échelle de l'histoire mondiale, cette date n'est pas si reculée dans le temps, elle n'est pas très éloignée de nous et de notre époque. Cette année-là, Emile Ajar remportait le Prix Goncourt pour « La vie devant soi », Mike Brant se suicidait, Pasolini était assassiné et le groupe « Il était une fois » susurrait « J'ai encore rêvé d'elle »…
Où étions-nous alors ? Où étaient nos parents, nos grands-parents, nos familles, tandis que méthodiquement, au Cambodge, des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, mouraient sous le joug de la dictature de Pol Pot?
Le 17 avril 1975, les Khmers rouges prennent possession de Phnom Penh et ce sont 1,7 millions de cambodgiens sur les huit qu'en compte le pays qui vont périr sous la torture, la famine, les contraintes, afin que s'illustre, dans toutes ses contradictions, l'idéal révolutionnaire du Kampuchéa démocratique.

Dans la révolution khmère rouge, le peuple est un grand corps qui doit être rassemblé, uni, homogène. L'individu n'existe plus, il doit se fondre dans la grande masse communautaire. Et afin de « construire » cette société agraire égalitaire, la politique devient machine à broyer. Destructrice, exterminatrice, ravageuse.
De grands mouvements de masse sont organisés, les villes sont désertées, les citadins sont déportés dans les campagnes où ils sont rééduqués. Intellectuels, professeurs, médecins, scientifiques, tous ceux qui se distinguent par l'éducation, la culture, le prestige ou le pouvoir, sont méthodiquement brisés, torturés, tués. Ils représentent « le nouveau peuple », le peuple à abattre. Déportation, extermination, dénonciations, persécutions, sévices : une méthodique entreprise de déshumanisation est mise en oeuvre. le maître mot en est « Elimination ».

Le régime idéologique communautaire du Kampuchéa (nouveau nom du Cambodge) va durer quatre ans. Quatre longues années d'enfer pendant lesquelles Rithy Panh, qui a alors treize ans, va perdre l'un après l'autre tous les membres de sa famille et découvrir les mille visages qu'emprunte le Mal dans sa puissance dévastatrice.
De cette époque subsistera un chagrin sans fin, né d'ineffaçables images, de souvenirs traumatisants, d'une mémoire irréversiblement marquée au fer rouge.
Et c'est ainsi que devenu adulte, Rithy Panh a voulu se faire le témoin de cette période sombre de l'histoire cambodgienne. Il est devenu un cinéaste renommé dont les films ont permis de découvrir une réalité bouleversante, terrifiante, monstrueuse : l'ampleur inouïe d'un génocide longtemps passé sous silence. « Les gens de la rizière », « Bophana », « S21 – La machine de mort khmer rouge »…autant de moyens et longs métrages qui ont révélé au monde les atrocités commises par les Khmers rouges au long de ces quatre ans d'un calvaire alliant terreur et dénuement.

Prolongement direct de l'oeuvre cinématographique, le livre-témoignage « L'élimination » va être aussi pour Rithy Panh l'occasion de mettre des mots sur ses propres douleurs, sur ses propres souvenirs de victime. En se confrontant à la figure du Mal la plus emblématique de cette époque, celle de Duch, « le maître des forges de l'enfer », le responsable du centre de torture et d'exécution S21, Rithy Panh libère également sa propre mémoire, laisse émerger les aspects personnels de son douloureux parcours d'enfant-victime, esquisse son propre profil d'homme détruit par le souvenir, s'illustre dans les doutes et les questionnements de l'historien désireux de comprendre les sombres abîmes de l'être humain.

Son travail de cinéaste et son aspiration d'écrivain vont au-delà de la seule dénonciation ou de la simple perpétuation de la mémoire collective et personnelle. C'est avant tout un travail d'analyse et de réflexion sur le Mal, la volonté d'expliquer ses mécanismes afin de le circonscrire et de rendre son humanité, son intelligence et son histoire à un peuple maltraité, acculé, opprimé par une entité totalitaire effarante. Rithy Panh a ainsi mené de longs entretiens avec les gardiens du centre S21, avec les bourreaux, avec les rares survivants.
C'est dans une prison de l'ONU où il attend son procès en appel que l'exécuteur en chef de S21, celui qui a le sang de milliers d'individus sur les mains et s'est plus tard converti au christianisme, l'incompréhensible et redoutable Duch, accorde une série d'entrevues à Rithy Panh. Ce qu'il nous révèle des conditions de détention et des méthodes d'aveux donnent la chair de poule.
Duch est un doctrinaire. Intellectuel se sentant investi d'une mission, il va jusqu'au bout de son délire, de sa ferveur révolutionnaire, de sa folie. Sous ses directives, la torture est méthodiquement structurée, organisée, voire conceptualisée. Déshumanisation du prisonnier et inhibition du bourreau font partie d'un processus mûrement réfléchi. L'on taira la longue liste des sévices infligés. Infinie est l'imagination des hommes en ce domaine !

En interrogeant Duch sur son implication dans le génocide et sur ses motivations profondes, Rithy Panh, avec une sobriété exemplaire, tente de cerner ce concept effroyable du Mal qui s'est affiché avec tant d'horreur au Cambodge mais aussi en Allemagne, plus récemment au Rwanda ou en ex-Yougoslavie, partout où des hommes ont décidé d'éradiquer d'autres hommes en leur reniant leur part d'humanité, au nom d'une race, d'un idéal politique, d'une vision, d'une folie. A ce titre « L'élimination » est un témoignage aussi bouleversant qu'universel sur les méthodes génocidaires. Pourtant, la personnalité de Duch, son caractère foncièrement énigmatique, complexe, troublant, nous reste hermétique, saturé de zones d'ombre, un « silence des bourreaux » qui engendre un sentiment d'impuissance floue souvent déconcertant.
Les souvenirs personnels de Rithy Panh mêlés aux entretiens avec Duch fournissent cependant un document extrêmement poignant sur la noirceur humaine, sur la quête de vérité et de sens, et sur la nécessité de mettre des mots d'apaisement sur les tragédies.
« L'élimination »…un long voyage au bout de l'enfer.
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