- Non! Elle était effrayante de maigreur et de tristesse, et ce qui est injuste, tu vois, c'est que moi j'étais au taf ce jour-là, et je l'ai vu, moi, comme ça, toute nue sous ses os, et je veux que tu la vois mon vieux, parce que c'était pour toi cette image dégueulasse, cette image de la mort qui doit faire trembler tout le monde dans la rue. Mais tu n'as rien vu, rien alors qu'il n'y a que toi qui devais voir.
P.146
Elle rit, elle danse, elle tourne, elle crie, sa robe vole, elle sautille, ses bras s'offrent au vent, elle sourit. c'est l'amour en elle, et les dieux en elle, c'est la poésie entière qui gonfle sa chair. "L'amour! L'amour!"
P.85
Il titubait encore, dansait, tournait, sérieux et beau de l'être ; et moi, fascinée, silencieuse, un peu bête, sans bouger, je restais là, buvais son vertige à le voir, ravissais sa fièvre, sa fougue, prenais part au voyage comme une clandestine. P.23
C'est une petite folle ; elle a dû se tordre quelque chose, à l'intérieur, qui ne se répare pas. Elle a l'air d'une folle, oui, d'une folie cinglante, agressive, qui produit de la joie et le bruit mat d'une pierre cognée contre une autre. p.103
- Vous avez continué de vous voir, en gardant le silence sur Laura ? Toi, tu le voyais et tu savais qu'il en aimait une autre, et tu y mettais simplement un voile ?
- J'essayais. C'était l'homme voilé ou rien. Je préférais l'avoir dans ma vien malgré tout.
Ta tristesse...Quelle est-elle ?
- Elle s'appelle Laura.
Ça me rend dingue ces expatriés, comme Klin, qui n'osent pas se mêler aux indigènes et restent dans leur petite tour d'ivoire. Pourquoi se déplacer jusqu'à Hanoï si ce n'est pas pour bouffer du xoi ruoc, transpirer à grosses gouttes, se prendre la crasse et le bruit des rues plein la gueule ? C'est ce que je préfère, moi. C'est ce qui m'intéresse.
Je vais lui lire des romans à la place ; elle parlera moins ; il faut qu'elle écoute. Je ne dirai pas mes impressions ni mes péripéties journalières. Lire, c'est bien. Elle dit mourir d'entendre ma voix. Elle l'entendrait plus si elle parlait moins.
Elle me serre : "Oh, you,and this place altogether, warm dark deep nights among stars, long soft sweet nights among clouds..." Demain, tout cela de nouveau : elle a trop peur que ça s'arrête. Elle me l'a dit, avec ses mots anglais, quand on sombrait peu à peu : elle en veut à jamais, des warm dark deep nights.
Avec lui seul, l'homme neutre, je retrouve la douceur d'Asie, la tendresse, la joie entière. Désormais, tout se mêle en lui, le pays, la chaleur, et je ne sais plus lequel de lui ou du pays a nourri l'autre, pour moi, de son amour. Là où nous étions, c'était la langueur des longues journées qui se traînent, c'était le souffle tiède et le bruissement de l'eau sous les pales vibrantes ; des journées de charbon, des journées de pierres plates et brûlantes. Il y avait les klaxons, les moteurs, les odeurs de viande grillée, les cris des femmes ombragées sous leur panier de pains chauds : "Banh mi nong day !", les crachats, les rires, les gestes. Tout encore il me semble est dans sa peau, là sous sa peau, l'humidité, l'amour, la fumée des motos, des fourneaux, les tabourets en plastique, les chevilles pliées, ployées sur leurs tendons et les peaux hâlées, les peaux jaunes, les peaux brunies, les peaux cornées, séchées, usées.