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Critique de Krout


Sur la route qui poudroie, s'éloigne cahin-caha la berline tirée par quatre chevaux, à son bord, don Quichotte et Sancho Pancha revisités, deux membres de l'Académie Royale d'Espagne, entament en ce petit matin de 1780 un long périple de Madrid à Paris. Par les monts et les vaux à 6 ou 7 miles par jour, à l'aller comme au retour, le voyage se promet d'être long, inconfortable. Périlleux aussi, car dans le lointain j'aperçois, les suivant à bonne distance, sur un cheval aussi noir que la cape qui l'entoure et le dessein qui l'anime, un "Hombre" inquiétant. La quête de ces deux hommes de bien, inaccessible par définition : rien moins que ramener l'Esprit des Lumières dans cette Espagne encore sous le joug de l'Inquisition, où les possibles progrès de la science sont passés au tamis tissé serré du dogme catholique.


J'ai décidé avant de rédiger cette chronique de laisser volontairement retourner la poussière à la poussière, afin que s'estompe la rémanence de l'éblouissement. Délai pour voir apparaître le labyrinthe que n'a pas manqué de tracer Arturo Perez-Reverte pour celui soucieux d'approcher le coeur de son message, à la fois cri d'alerte et chant d'espérance. Je n'oublie pas qu'il a été journaliste avant que d'être talentueux écrivain et académicien espagnol. Bibliophile averti aussi, mais surtout féru d'Histoire, érudit, approchant la philosophie, d'une grande finesse, malicieux en diable, aimant les jeux intellectuels. Vous, Françaises, Français aviez jusqu'à peu son pendant, dont le talent d'écrivain lui a valu d'entrer de son vivant dans la Pléiade. Hélas pour cet amoureux de la vie attiré par la lumière, ses obsèques ont été éclipsées par celles d'un chanteur populaire. Dans des styles différents, tous deux (les académiciens^^) avec une grande intelligence nous apportent un éclairage précieux. A l'instar de l'auteur de ce roman aux multiples niveaux je semble digresser, mais que nenni. Je tiens bien le fil de ma pensée, foisonnante il est vrai. Je décide d'abandonner ici tous ces académiciens, anciens et actuels, fictifs ou réels. Ellipse.


"L'abbé Bringas est le parfait exemple de la rancoeur prérévolutionnaire, dit le professeur Rico en allumant sa énième cigarette. Qui illustre que l'échec et la frustration intellectuelle engendrent, elles aussi, leurs propres monstres." p.225 le roman se déroule sur deux trames temporelles, l'une près de dix ans avant la révolution française, l'autre actuelle dans laquelle l'auteur apparaît en tant que narrateur pour nous expliquer comment il aurait pu construire la partie historique. Cet artifice, déjà utilisé dans d'autres de ses romans, tend à assoir la crédibilité historique auprès du lecteur, mais ce n'est qu'illusion et dans le court exemple ci-dessus, ni le professeur Rico, ni l'abbé Bringas n'ont existé, tous deux sont des créations romanesques. Dans cette scène à Paris, d'une rare jouissance (pour un Belge) le professeur Rico, archétype de l'infatué, 1er à l'ordre de Narcisse, fait, ironie suprême, le portrait de son parfait alter-ego. Un autre personnage, écrivain raté, Justo Sanchez Terron tout aussi imbu, rancunier et bourré de jalousie haineuse, en voulant au monde entier, échauffe pareillement les esprits en Espagne. Comment ignorer cet avertissement : ces êtres maléfiques grands agitateurs de cette foule, si prompte à s'emballer au premier slogan et incapable de démonter le moindre sophisme, déversent leur bile quelque soit le lieu ou l'époque ?


Je sais, il s'agit là de personnages romanesques. Mais quelle est la différence au fond ? Puisqu'il est nombre philosophes parmi les auteurs de l'Encyclopédie en 28 volumes in folio (mon Dieu, personne ne l'a lue^^), je pose la question : quelle différence si Socrate n'était qu'une figure de style, qu'un personnage fictionnel dans l'oeuvre de Platon ? L'enseignement de ce dernier serait-il d'un iota moins lumineux ? Puisqu'en quelque sorte je viens d'interrompre cette chronique pour des considérations plus personnelles, il m'a semblé intéressant pour le très important point suivant de ne pas oublier que les académiciens sont des puristes de la langue et que nos deux héros ont grandement participé à l'élaboration d'un dictionnaire. Les mots sont chargés d'Histoire et là pour nous la rappeler. de plus, il convient de s'interroger, pourquoi la trame actuelle censée à priori éclaircir la trame prérévolutionnaire est-elle à ce point romancée ? du malicieux Arturo Perez-Reverté, j'y vois un indice lancé au lecteur : c'est la trame historique qui peut nous éclairer sur l'actualité ! le roman est construit sur deux rails inséparables. En d'autres mots : L Histoire bégaye.


"Lenoir dresse une liste de quidams qui par la suite sont devenus des députés radicaux, ont voté la mort du roi et occupé des charges importantes durant la Terreur ... Quelques années auparavant, dans les rapports de police, ils étaient tous considérés comme de la racaille, des médiocres, des gens vils." p. 229 Dont acte, ce ne sont pas les encyclopédistes qui ont mené la révolution. Ce sont des Bringas revanchards qui, dans une habileté de tribuns, ont été, pour assouvir leurs desseins personnels, agiter quelques idées érigées en slogans vindicatifs devant une foule toute prête à s'enflammer, comme le fait le torero avec sa muletas face au taureau furieux pour le contrôler.

Ces Bringas qui ont amené la Terreur comment pourrait-on les qualifier mieux que sous le vocable "terroristes" ?


Près de 230 ans plus tard, qu'y a-t-il de changé en France ? le peuple est-il plus heureux et plus serein, animé d'idéaux pacifistes ? Les différences entre les classes sociales sont-elles moins exacerbées ? Les pauvres ont-ils un moins grand sentiment d'injustice, moins à se plaindre des privilèges de ceux qui les dirigent ? La question est posée quand bien même une victoire en coupe du Monde (de foot mesdames^^) met le feu dans les banlieues, nécessitant d'impressionnants déploiements des forces de l'ordre. L'avertissement contenu dans ce livre sonne dès lors comme un coup de tonnerre lorsque le héro proclame ne pas savoir l'endroit exact ou le moment, mais avoir la certitude qu'inéluctablement la foudre s'apprête à frapper encore.


C'est votre droit de voir en ces développements, le fruit d'une imagination trop vive, enfiévrée par la lecture, se laissant emporter par un trop passionné jeu cérébral, c'est votre droit de mettre en doute les arguments évoqués. Plus qu'un droit, c'est un devoir. le devoir d'exercer votre propre jugement. Ce devoir d'analyse et de libre-arbitre auquel l'auteur vous convie, une fois encore, et en premier lieu de l'appliquer à la lecture de son roman. Moi-même, j'ai pensé à diverses reprises m'être égaré. Si ce n'était cette excellente interview de l'Express : un roman s'écrit avec la persévérance et la discipline d'un samouraï (*), je douterais encore.


Arrivé à ce point de ce qui se rapproche dangereusement d'une véritable critique, je dois confesser^^ n'avoir jamais eu l'intention de vous dévoiler cette petite musique qui prend forme tout au long du roman et se développe au rythme du sabot des chevaux, pour, au moment le plus inattendu, résonner en point d'orgue "Comme un chant d'espérance." Est-ce par hasard que j'emprunte ici le titre du magnifique roman de Jean d'Ormeson ? Non.


Au moment de conclure, je ne peux m'empêcher de penser avec nostalgie à Albert Buvardstein, ce professeur de français que j'ai eu en classe de rhétorique, celui-là même à qui je faisais référence dans ma critique du Horla et qui loin de me pénaliser lors d'une présentation tout à fait singulière de mon analyse des contes de la Bécasse eu cette phrase autant improbable qu'extraordinaire, et je la cite de mémoire : "Peu importe la forme sous laquelle nous est livrée une analyse pourvu qu'elle soit pertinente, rigoureuse, intègre et qu'elle nous donne à réfléchir."


Sur ce m'élevant au-dessus de la querelle des anciens et des modernes, dans un même éloge j'engloberai ces quatre académiciens si brillants, et si précieux au maintien de la langue et de la pensée, pour selon l'usage leur adresser la formule consacrée : Chapeau bas, Messieurs les académiciens !


(*) Pour celles et ceux qui ont déjà lu le livre je place le lien en commentaire
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