Ces chambres foisonnantes, énigmatiques, je les ai aimées pour les cicatrices de leurs murs, leurs murmures étouffés, leurs émotions contenues, leurs intrigues, leur densité existentielle et les sentiers forestiers de leur imaginaire. Tributaire des confidences et des « aveux du roman », surprise par leur puissance de suggestion, voire de confession pour chacun d'entre nous, j'ai eu parfois le sentiment d'être indiscrète. Mais plus encore de me heurter à l'éphémère et à l'inconnaissable. Le secret protecteur dont les habitants des chambres s'enveloppaient, leur silence, s'opposent pareillement à l'intrusion de l'historien. La chambre est un objet limite dont l'opacité déjoue les curiosités du chercheur, comme celles du pouvoir.
C'est sans doute une des raisons de sa séduction.
Ce livre est une contribution à l’histoire de la nuit vécue de l’intérieur (sinon intérieure), sourdement bruissante des soupirs de l’amour, des pages tournées du livre de chevet, du crissement des plumes, des tapotis de l’ordinateur, du murmure des rêveurs, du miaulement des chats, des pleurs des enfants, des cris des femmes battues, des victimes réelles ou supposées, des crimes de minuit, des gémissements et de la toux des malades, du râle des mourants. Les bruits de la chambre composent une étrange musique.
Il y a bien d’autres portes à ouvrir, d’autres chambres à inventorier, dont chacune aurait pu faire l’objet d’un livre. Celui-ci est une invitation au voyage.
La chambre a été un creuset de civilisation, à la fois productrice de normes, lieu de création et terrain d'expériences. Dans une longue généalogie, qui va de la chambre du roi à celle du palace, de la cellule du moine à celle de la prison, de la salle commune à la chambre particulière, elle répond aux représentations qu'on se fait du corps et de ses besoins. Lieu d'observation pour les enquêteurs, elle est moyen de surveillance et mode de régulation et de discipline pour ces ordonnateurs. Prêtres, moralistes, médecins, hygiéniste, psychologues l'ont investie, définissant sa disposition et ses horaires, son cubage d'air, son type d'occupation, les manières de dormir.
Architecte et décorateurs ont fixé son emplacement, coloré ses murs, l'ont tapisséee, ornée, meublée de styles variables. Le lit, antre du sommeil, autel de l'amour, tabernacle de la génération, a suscité une attention particulière, dans sa matérialité et ses pratiques, notamment le temps qu'on doit y passer. La chambre-boîte condense les soucis, voire les obsessions d'une société. L'ordre de la chambre reproduit l'ordre du monde dont elle est la particule élémentaire.
La chambre ouvre sur le rêve qui la subvertit, la fuit. Il se dissout en la retrouvant au réveil, quand le dormeur, tel le nageur abordant au rivage reprend pied enfin.
Voyager, c'est lire, lire, c'est voyager...
page 127
Comment retrouver la mémoire des écrivains sinon par la fréquentation des lieux où ils ont vécu ?
page 121
"Fermer nos yeux est voyager"
Emily Dickinson
page 358