Citations sur Nos mains en l'air (33)
En quelques jours, Victor a fait des progrès impressionnants en LSF [langue des signes française] ; ils passent d’une langue à l’autre en fonction des difficultés, de ce qu’ils veulent dire, mélangeant signes et paroles, doublant parfois l’un avec l’autre pour appuyer ce qu’ils ont à dire. Victor comprend bien, il devine, il suppose, et, tout de suite après, il répète les signes nouveaux pour les imprimer dans son esprit et dans son corps. Les premiers temps, Victor continuait de doubler à voix haute ce qu’il signait, comme un réflexe rassurant, et puis il s’est vite rendu compte que ça l’embrouillait, parce que les deux langues n’ont pas la même syntaxe, la même rythmique. Et quand il se tait, il ne reste plus que ce silence devenu tellement dense et bavard, un silence d’argile qu’ils façonnent avec leurs doigts, leurs mains, leurs mouvements, comme une toile d’araignée invisible qu’ils tissent entre eux.
Je n’ai jamais rencontré d’autres gangsters mais je suis à peu près sûre que vous êtes le plus mauvais cambrioleur de l’univers.
En fait, sa langue n'a jamais été aussi riche et aussi diversifiée que depuis qu'il a rencontré Yazel. Avant, Victor n'avait que les mots pour exprimer une idée, leur imprécision et leur incomplétude souvent, parce qu'il ne les maîtrisait jamais assez bien. Maintenant, il a un panorama de possibilités : des paroles et du silence, des sons et des images, des manières différentes de penser la langue qui s'entrechoquent, dialoguent, se repoussent ou se complètent et qui se mêlent toutes ensemble pour former une langue multiple, plus grande, plus savoureuse, plus inventive, comme les ingrédients banals d'un gâteau que la cuisson a transformés en une délicieuse pâtisserie qui sent bon le chocolat fondu et les amandes caramélisées par un petit tour de magie culinaire. (p.329)
-Dis,tu veux bien me décrire le bruit de la mer ?
-C'est la respiration d'un géant endormi.
-Un géant ? demande Yazel, amusée.
-Oui, un géant tout en sable qui vit au fond de l'océan. Il prend une longue inspiration quand les vagues redescendent et tout à coup il souffle bruyamment pour faire remonter les vagues et les coquillages sur la plage. Et quand la mer est agitée et qu'elle claque contre les rochers, c'est qu'il est enrhumé : il tousse, il se mouche, il renifle, il éternue.
- Et les rouleaux alors, c'est quoi ?
- Les rouleaux, c'est quand il ronfle.
Elle éclate de rire.
-Mais c'est infect! s'écrie-t-elle. Comment peux-tu boire ce truc ?
- C'est un peu fort, c'est vrai. Je t'avais prévenue.
- Ce n'est pas un peu fort, c'est de l'aigreur pure, c'est comme manger un ulcère. Ce n'est pas humain.
- Tu t'y feras, tu es encore jeune, dit Victor sans condescendance.
Mais je ne veux pas m'y faire. Pourquoi je devrais m'y faire ? Il y a une loi qui oblige à boire du café pour être considéré comme un adulte ? .C'est un genre de rite de passage ?.Un bizutage qui dure toute la vie?
C'est un truc que j'ai compris en les observant : dans leur tête, le niveau de richesse se mesure à la quantité de gaz à effet de serre que tu as les moyens de projeter dans l'atmosphère. Si tu as un jet privé, tu es tout en haut de la chaîne alimentaire de la pollution. Les gens fauchés font du covoiturage, du vélo, marchent, prennent les transports en commun.
La grande, l'immense étrangeté pour Victor, c'est ce rapport au corps complètement nouveau, un corps qui n'est plus un espace personnel et intime que l'on montre ou que l'on cache selon ses envies, mais qui devient un moyen de communication, un corps-langage qu'on expose, qu'on laisse lire, qu'on donne même à lire aux autres.
Quand on signe, on ne peut pas détourner le regard, se cacher derrière un marmonnement, des mains qui tripotent des trucs et des doigts qui tricotent entre eux, on doit être là tout entier et pleinement tourné vers l'autre.
C'est un travail de générosité et de franchise. Pas simple. Mais paradoxalement, c'est reposant. On ne projette pas tant de complexes sur un corps-outil que sur un corps-sanctuaire, on l'investit un peu moins de toutes nos peurs sociales
- Je crois que les aires d'autoroute sont un de mes endroits préférés.
- Pourquoi ?
Ce sont les vrais, les derniers lieux de vie communautaire. Tu vois, tous les gens qui se trouvent là, autour de nous, sont en transit. Ils vont quelque part. Ou ils en reviennent. Ils vivent tous une histoire en ce moment même, il leur arrive quelque chose. Et l'aire d'autoroute nous réunit pour un instant. On mange un sandwich périmé, on boit un mauvais café, on achète des chewing-gums, on pisse, on prend de l'essence, parfois on échange quelques mots avec un inconnu. Quand on est ici, on cesse d'avoir une direction, d'aller quelque part. On s'arrête, on investit le lieu, on habite l'aire d'autoroute. Tous ensemble.
Victor est surpris : il lui arrive régulièrement d'oublier complètement l'appareil auditif de Yazel, tant il trouve facile de lui parler.
- Je devine. Je prends les syllabes que je lis sur tes lèvres et les vagues sons que j'ai entendus, j'essaie de reformuler la phrase, de comprendre la logique pour deviner ce que tu veux dire. C'est un peu comme répondre à une charade ou remplir un texte à trous. (p.197)
- Décris-moi le silence, ton silence. Ce que ça fait de ne rien entendre.
- Je ne peux pas.
- Pourquoi ? Parce que tu n'as pas les mots ?
- Non, parce que je ne connais pas le silence. Pour moi, les lumières font du bruit, les mouvements des mains font du bruit, tes lèvres qui bougent font des sons, ma pensée fait du bruit. Ce n'est pas le silence dans ma tête, ce n'est jamais le silence. (p.154)