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Critique de Musa_aka_Cthulie


Allons-y, allons-y, attaquons-nous à l'ultime pièce de Pirandello ! Pièce inachevée puisqu'il est mort avant d'écrire la dernière partie, en 1936. Pièce qui tenait très à coeur à son auteur, et dont l'écriture est elle-même toute une histoire. Il avait d'abord écrit une nouvelle en 1902, L'Enfant échangé, sur les superstitions siciliennes - l'intrigue ressemble d'ailleurs énormément à celle d'une nouvelle de Selma Lagerlöf, et les croyances dont il est question se retrouvent dans pas mal d'endroits dans le monde : celle que des êtres légendaires échangent parfois des bébés contre d'autres, avec des variantes ici et là. La nouvelle de Pirandello est très sombre, la superstition conduisant à l'indifférence maternelle face à l'enfant "difforme".


De 1930 à 1932, il écrit une autre pièce, et là l'écheveau devient plus compliqué à démêler. La pièce, La Fable de l'enfant échangé a, si j'ai bien compris, été composée pour servir de base au grand projet de Pirandello qui aboutira aux Géants de la montagne. La pièce a été publiée dans le Théâtre de Pirandello, d'abord dans la collection blanche de Gallimard, puis dans la collection de la Pléiade. J'aurais voulu avoir accès au volume de le Pléiade pour mieux cerner toute cette genèse, mais les circonstances étant ce qu'elles sont, je ne peux pas aller le compulser ; je vais donc faire sans, en espérant ne pas dire de bêtises. J'ai cherché à creuser le sujet avec Bookycooky, mais nous n'avons pas réussi, à nous deux, à complètement lever le voile sur La Fable de l'enfants échangé. Toujours est-il que cette pièce a été mise en musique par Malipiero (on parle souvent d'opéra, mais d'après ce que j'ai vu en vidéo, c'est pas vraiment ça). Et qu'elle a été jouée en 1934, mais censurée immédiatement par Mussolini. La Fable de l'enfant échangé prenait en gros le contre-pied de la nouvelle, en soutenant que ce qui compte, ce n'est pas tant de voir la réalité telle qu'elle est (et pour Pirandello, il est connu qu'il y a autant de vérités que de points de vue), mais de croire à ce qu'on a envie de croire, de vivre ses rêves. Ce n'était pas très compatible avec les idéaux fascistes.


Et donc on en arrive enfin aux Géants de la montagne. Pourquoi toute cette genèse ? Parce que La Fable de l'enfant échangé se trouve très exactement au centre des Géants de la montagne. Une troupe de comédiens en haillons essaie depuis deux ans de jouer la pièce d'un auteur qui s'est suicidé et cette pièce, c'est justement La Fable de l'enfant échangé. Or (il y a comme une référence autobiographique là-dedans) personne ne veut voir cette pièce, on chasse les comédiens à chaque fois qu'ils veulent la représenter. La troupe est dirigée par Ilse, mariée à un comte, qui avait abandonné le théâtre mais est repartie sur les planches uniquement pour que le monde puisse voir cette pièce. Tout l'argent du comte y est passé, et les autres membres de la troupe, du moins ceux qui sont restés, suivent Ilse par amour, fidélité, et peut-être aussi dans le vague espoir de donner enfin raison à Ilse. Leur dérive les conduit chez Cotrone, dont on ne sait ce qu'il est exactement. Il se dit magicien, mais on comprend que lui aussi a été chassé pour avoir dit, montré, des "vérités" qui déplaisaient à ceux à qui ils les assénaient. Il s'est donc retiré dans une villa délabrée, qu'on dit habitée par des esprits, avec un groupe de personnes tout aussi miséreuses que la troupe d'Ilse. Mais les vues d'Ilse et de Cotrone diffèrent profondément. Quand Cotrone fait de sa villa un lieu de magie et de spectacle permanent, dont il refuse de sortir, Ilse veut continuer à aller de par le monde, persuadée qu'il lui faut montrer au reste des vivants La Fable de l'enfant échangé. Cotrone, devant le refus d'Ilse de partager la vie de la villa aux esprits - qui regorge de magie et d'effets spéciaux -, propose une dernière solution à la compagnie d'acteurs : aller jouer La Fable de l'enfant échangé devant les Géants de la montagne à l'occasion d'un mariage. Or ces Géants de la montagne ne s'intéressent pas beaucoup à l'art. Ils sont forts, ils ont les pieds ancrés dans la terre, et ils sont toujours lancés dans de grands travaux. Mais sait-on jamais ? La troupe répète et on entend les Géants (qui sont juste des hommes forts, de haute stature) descendre de la montagne, dans un bruit monstrueux.


C'est là que s'arrête l'écriture de Pirandello, c'est là que son fils a pris la suite, non pas en terminant la pièce, mais en racontant ce qu'il en savait par son père. La troupe se retrouvera confrontée, non pas aux Géants, qui n'ont pas de temps à consacrer à la représentation, mais à leur peuple en pleine liesse, qui paraît horriblement rustre à Ilse et à ses compagnons. Quant aux paysans, eux n'attendent qu'un bon gros divertissement, et ne comprennent pas qui sont ces gens avec leur poésie. Ca ne se termine pas bien du tout.


Vous le savez peut-être déjà, on a beaucoup comparé les fameux Géants de la montagne aux fascistes. Il serait difficile de refuser le parallèle. Culte de l'homme nouveau, du corps, de la terre, grands travaux de construction (les premières autoroutes du monde sont italiennes et datent du fascisme italien)... Tout ça ressemble effectivement trop aux idéaux fascistes pour qu'une pièce écrite par Pirandello en 1936, après la censure d'une autre de ses pièces, ne soit qu'une interprétation mal fondée. Alors évidemment, comme Pirandello avait tout de même, entre autres choses, donné son Prix Nobel à Mussolini pour "l'effort de guerre" (entendre par là l'invasion et la colonisation de l'Éthiopie), il est toujours un peu malaisé d'affirmer que Pirandello s'était opposé, dans Les Géants de la montagne, au fascisme. Mais on sait cela dit qu'il avait pris en 1936 ses distances avec le régime.


De toute façon, il semble que Les Géants de la montagne aille au-delà d'une critique pure et simple du fascisme. C'est une pièce qui parle de théâtre avant tout, et d'art en général. Mais aussi de la confrontation de deux mondes. D'abord, ce sont les mondes d'Ilse et de Cotrone qui se confrontent. Cotrone, comme Ilse, adore la pièce de la fable de l'enfant échangé, parce qu'il s'y reconnaît. Il a choisi de croire à ce qu'il voulait croire, de cesser de communiquer avec ceux qui ne vivent pas dans les rêves, de vivre dans un monde imaginaire qui, pour lui, vaut plus que le monde réel. Ilse, au contraire, se tue à vouloir faire accepter aux autres son art, et elle va droit au sacrifice - c'est tour à tour une figure de sainte, de martyre, et à la fin une figure christique.


De même, la troupe d'Ilse méprise profondément le peuple qui travaille pour les Géants de la montagne, qui eux ne peuvent pas comprendre la poésie de la Fable de l'enfant échangé. Ce sont des instruments dans les mains des Géants (instruments volontaires ou pas), et les Géants ne se soucient guère de les laisser accéder à des valeurs spirituelles ou intellectuelles. Tout travailleurs qu'ils sont, les paysans ne sont pas de la race des Géants, ils sont traités en inférieurs. Or Ilse, qui je le rappelle est comtesse, n'essaie jamais d'appréhender tout cet aspect sociologique, qui la sépare forcément du peuple. Bref, Ilse, ce serait Jean Vilar qui veut aller imposer la poésie au monde, sans se soucier des moyens et du public.


La pièce va plus loin que ça, et deux lectures ne me suffisent pas à tout appréhender. Il est beaucoup question des corps. Les corps des comédiens sont en lambeaux, Ilse dit n'être que l'ombre d'elle-même. Cotrone dit lui que son groupe de poissards et lui-même font sortir de leurs corps des fantômes, que le corps de chacun n'est pas son corps mais une apparence - ce qui ne va pas du tout avec l'idée de l' homme nouveau et fort des fascistes, convenons-en. Et puis il y a les pantins de Cotrone, qui prennent vie avec l'apparence des comédiens de la troupe d'Ilse. Au-delà d'une réflexion sur le théâtre et les acteurs, il y a cette idée, énoncée par Cotrone, que l'être humain peut accéder à un autre monde, un monde invisible, mais un monde plus merveilleux, plus riche que celui des apparences. Il ira pourtant rencontrer les Géants de la montagne, avec la conclusion tragique qui s'impose, pour se rendre à l'évidence que, décidément, les humains ne savent pas communiquer.


Du moins c'est ce qu'on peut conclure de cette pièce inachevée, qui nous aurait peut-être révélé d'autres aspects de l'oeuvre si l'écriture n'en avait pas été interrompue.



Challenge Théâtre 2020
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