AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de bobfutur


Départ à toute heure pour la Fin de l'Histoire.
Venez y rencontrer ce fou de Platonov, et les planches de Tchekhov absorbées ici par la Steppe.
Chevauchez sur l'énorme dos d'une jument nommée Force du Prolétariat.
Venez voir cette Utopie qui n'a jamais cru qu'elle pourrait fonctionner ;
où la Camaraderie et la Force du Soleil doivent y remplacer le Labeur ;
où les émotions sont sans dessus ni dessous, où les maisons sont déplacées pour y remédier.
La propriété détruite pour accueillir la venue prochaine du Socialisme ;
en l'attendant…

On ne peut que rester bouche bée devant un tel livre, un tel auteur : Andreï Platonov, dont la biographie est plus fournie que celle d'un héros de roman de propagande ; cet écrivain prolétaire, véritable artisan de la révolution, tour à tour soldat, cheminot, électricien, ingénieur agricole… un modèle pour le Pouvoir, si seulement il se contentait d'écrire des bluettes ouvrières, ou des épopées bien cadrées…
Il croyait pourtant aux vertus du Communisme, aux progrès de l'Humanité…
Et ses paradoxes, en apparence, sont légions : ce livre en est l'éclatant manifeste.

Amoureux de ces Hommes ayant les pieds dans la terre, noire de ce tchernoziom plus précieux que les ors, son oeuvre ne glorifiant pas pour autant le fruit de leur travail.
Il n'écrit pas le grand roman de la paysannerie ; il avait déjà compris le dérisoire de l'Homme travaillant la terre, lui arrachant de force sa nourriture tout en l'appauvrissant, cercle vicieux naturel en accélération, la Révolution Verte n'ayant pas encore suivi la Rouge.
On ressent la profonde intuition de cet homme, ainsi que son indémodable modernité, que certains, dont le père Gorki, interpréteront comme de l'anarchisme.
Mais les étiquettes ont beaucoup de mal à coller sur la pelisse de ce cosaque socialiste, qui aurait sûrement adoré boire des coups avec ce bon vieux Bertrand Russell, premier penseur qui me vient à l'esprit quand il s'agît de situer cet artiste si difficile à cerner.

Car il serait faux de voir simplement dans ses personnages des âmes égârrées, attendant l'avènement du Communisme, ou bien la mort, avec la même ferveur.
Il n'y a jamais d'ironie ou de sarcasmes dans sa prose ; l'absurdité n'est pas celle que l'on croit.
Nous ne sommes pas en face d'un écrivain satirique et de son combat perdu d'avance devant l'Autorité ; Platonov veut de tout son être décrire l'avènement de l'Homme Nouveau, l'opposant inconscient à cette franchise qui le dépasse.

Reconnu de ses pairs pour une langue hybride, vivante, débordant des pages, comme échappant à toute volonté de cadrage, si difficile à retranscrire dans une traduction qui forcément l'ampute, mais que l'immense Georges Nivat, ici préfacier, se charge de valider.
Louis Martinez a aussi travaillé celle de la version complète du roman « Djann », complétant le travail éditorial remarquable des éditons Robert Laffont et de sa directrice de collection Zofia Bobowicz, qui nous ont rendu l'entièreté de ces textes censurés en partie ou en intégralité, achevant le travail de passeur initié, comme d'habitude, par les éditions L'Age d'Homme qui, pour des raisons que j'ignore, ont laissé de côté ce chef-d'oeuvre.
Platonov aura connu au final grand nombre de traducteurs (dont Lily Denis, Anne Coldefy-Faucard, etc.), mais pas le véritable travail d'un poète, tel celui réalisé par Yvan Mignot sur Vélimir Khlebnikov, l'oeuvre d'une vie : exploit de retranscrire l'intangible d'une langue à l'autre ; la parenté avec cette poésie futuriste et naturaliste avait déjà été avancée par Golovanov dans son « Espace et Labyrinthes », en situant l'épicentre d'errance géographique vers cette frontière immatérielle de la steppe, où l'Orient se dissout dans l'Occident… bien que cela puisse être le contraire…

Le traducteur ici justifie sobrement son choix de rendre plus accessible une langue à la sauvage étrangeté, que notre babéliote russophone Mylena a eu tant de mal à dresser, en plus d'en lire une V.O. amputée… Et je ne pense pas que ce livre ait besoin de notes historiques ; au contraire, l'éternelle ambiguïté qui s'en dégage ne se marie que trop bien avec cette Fin annoncée de l'Histoire, où l'Homme retrouve la Nature comme il s'ennuie, la force du Soleil l'ayant privé des siennes.

Un livre unique en son genre, à lire absolument, telle une possible préfiguration de la décroissance, l'appareil critique en moins.

Venez à Tchevengour
Commenter  J’apprécie          1019



Ont apprécié cette critique (97)voir plus




{* *}