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Critique de Tempsdelecture


Notre auteure polonaise a choisi un mode de narration particulier, ceci, dans le but de nous décocher un ultime uppercut dans les toutes dernières pages de son livre: on y observe donc l'alternance entre le récit de la vie d'Alia, et de la famille au passé et les événements qui vont faire basculer sa vie au présent, et nous mettre au tapis par la même occasion, jusqu'à ce que les temporalités des récits finissent par se chevaucher et s'amalgamer en 2014. Avec, en plus, quelques extraits de journaux de cette même année qui font état de la découverte de corps mutilés d'hommes, probablement ceux de réfugiés. Évidemment, l'auteure laisse planer le doute sur la relation entre Alia et ces massacres, le temps d'apprendre à la connaître, de se familiariser avec chacun des membres de sa famille et de son histoire ainsi que cette dynamique familiale, bien particulière. Avec un père bientôt aux abonnés absents et une mère insouciante, irresponsable, incapable de prendre sa famille à bras le corps, on devine que c'est donc Alia l'aînée qui va devoir mûrir d'un seul coup pour prendre, en quelque sorte, la place du père, de la mère, figure de l'autorité, rôle qui était sans doute prédestiné à lui échoir.

Alia, donc, celle qui va devoir s'intégrer à une société, encore profondément ancrée dans les clichés et les a priori de toute sorte, sexistes, racistes, cette jeune fille va devoir trouver un compromis entre les us et coutumes de son pays d'origine et cette société belge, qui vient juste d'oublier – ou pas – qu'elle a été le colon, pendant près d'une cinquantaine d'années, de ce pays marqué durablement par ses exactions. Elle ne détient pas la meilleure place, loin la, entravée par ce rôle de père et de mère, absents chacun à leur façon, ce rôle de soeur aînée de deux garçons en manque de figure paternelle, cette place de jeune étrangère, dans une société encore dirigée par une majorité d'hommes blancs. Mais voilà, elle tire profit de l'héritage que lui a légué son père, cette force de caractère qui lui permet d'encaisser les coups aussi bien que d'en donner.

Les hommes absents, les femmes dirigent, survivent, Alia l'a vite compris. Elle a bien assimilé que pour trouver sa place dans ce monde, il va falloir qu'elle se la crée, à la force du poignet, du bras et du poing. Grażyna Plebanek met en scène, décrit, nourrit cette volonté d'intégration, qui mènera à Alia à s'oublier elle-même, renier ce qu'elle est et d'où elle vient. Là, l'auteure touche le coeur même de notre actualité. Grażyna Plebanek, elle-même vivant dans un pays qui n'est pas le sien, et pratiquant une langue qui n'est pas la sienne, est idéalement placée pour traiter cette question de l'intégration, bassement instrumentalisée de gouvernances, partis divers, pour justifier leur propre lâcheté et incompétence.

Àl'image du déracinement de la famille Bomaye, l'auteure exploite l'expression de la violence, ses multiples modes d'action, qui pave le chemin de cette famille congolaise, et plus particulièrement celle d'Alia depuis le jour où elle a posé le pied sur le sol belge: une violence parfois salvatrice, la boxe permet à Alia de maintenir un semblant d'ordre et de repères dans sa vie, une vie qui se veut sans aucun doute être une vie de luttes incessantes et acharnées, une épreuve d'endurance comme l'est un combat sur le ring. Mais la violence est surtout celle du mal diffus: celle de la colonisation, du déracinement, du racisme, de la ségrégation, du sexisme, du rejet. Sans oublier, celle de l'intégration, une violence ordinaire, quotidienne, parfois.

Grażyna Plebanek plante un décor, une atmosphère équivoques ou Kinshasa n'est plus si loin de Bruxelles, ou Bruxelles pas si loin de Kinshasa, on ne sait pas vraiment. Les images de la capitale congolaise abondent, entrecoupent le récit, comme s'il n'y avait jamais vraiment eu de départ. L'auteure, à travers ses différents personnages issus pourtant d'une même famille et d'une même éducation, explorent les diverses voies choisies par les uns et les autres pour aborder cette nouvelle existence, faite de concessions, d'adaptations, chacun essayant de se composer une identité différente selon leur faculté à s'adapter, à allier leur propre culture à cette société belge, essayant d'instaurer un consensus de paix, une coalition, qui somme toute, ne tient à pas grand-chose. L'auteure souligne les capacités de chacun à ne pas se perdre en route, de se construire une place dans cette société encore foncièrement raciste, et de tenir à distance le chant de ces sirènes, xenophobes, qui voudraient sacrifier chacun d'entre eux sur l'autel de leur nationalisme intransigeant. Certains composent, d'autres refusent, les désillusions s'accumulent dans ce rapport déséquilibré qui lie les colonisateurs aux colonisés. Car une fois la balance penchée d'un côté, il est bien difficile de récréer un équilibre, qui n'a finalement jamais été.

C'est avec un intérêt constant, croissant que l'on suit les tribulations de cette famille congolaise, déracinée, qui essaie de survivre dans un environnement dans lequel elle se sent totalement décalée. La colonisation a peut-être été rayée des tablettes, le lien dominant/dominé n'a pas totalement disparu pour autant en tout cas pour ceux qui sont du bon côté du panier, et il est devenu tellement ancré dans les moeurs que ces dominants trouvent cela comme allant de soi. Mais l'humiliation d'avoir perdu contrôle de son pays, de ses richesses, de soi-même, elle, n'est pas oubliée et est prête à être ravivée. Pour ceux, qui ont à peine eu le temps de comprendre ce rapport de force, l'erreur de l'oubli les guette au moindre faux pas. L'auteure a réussi: elle a su dessiner, créer dans son roman ce nouveau rapport de force pernicieux que l'on voit émerger, non pas entre dominés et dominants, mais un combat entre dominés eux-mêmes, à l'instar de ce même groupe de dominants. Qui renforce encore plus sa position. Oui, Alain Mabanckou a raison, c'est un roman « coup de poing », où les velléités nationalistes, interventionnistes, impérialistes ont réussi à créer une hiérarchie grotesque, même dans la domination.
Dès le départ, Alia est sans doute trop investie, par son père, et ensuite sa mère, porter le prénom d'un champion de boxe la condamne à la probité et l'excellence, la jeune fille est lourdement lestée dès le départ. Alia est une jeune fille à la rencontre de multiples influences, congolaises, belge, est à mi-chemin entre deux cultures, boxeuse et conteuse ambulante comme son père, courageuse, moderne et indépendante, solide et dure comme sa tante. Je vous laisse lever le voile sur le destin d'Alia, une tragédie, celle de ne plus avoir personne pour la guider, fruit de haines, de combat qui la dépasse totalement, dans laquelle elle se laisse embrigader sans n'avoir dit non. La faute est ainsi dramatiquement inversée.

En sus, nous avons une belle immersion dans cette littérature orale, à travers Eddy le conteur, dont l'héritage est repris par la fille Alia, un bel interlude poétique, aérien et irréel, dans la froide réalité belge, des assauts de ces voix congolaises dans ce quotidien froid et dur, au milieu de la dureté de la boxe. Cette littérature qui se transmet de génération en génération, prenant comme source d'inspiration les événements du quotidien.

Finalement, Alia finit par se perdre, perdre ses origines, congolaise, kinoise, sa féminité, son humanité. La réussite, et l'intégration, ont un goût bien trop amer pour en valoir le coup. L'auteur a excellé en décrivant ce cheminement qui mène au désaveu de ses racines, à décrire cette violence implacable qui mène Alia à se renier et à sa propre destruction, à l'inversement de ses valeurs. L'Europe apparaît comme un monstre engloutissant quiconque aurait la faiblesse de ne pas se méfier. Si vous en souhaitez en savoir un peu plus sur l'auteure, n'hésitez pas à regarder ce très court reportage, sous forme de question-réponse qu'a diffusé Arte, intitulé L'Europe des écrivains.



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