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Critique de 5Arabella


Malgré le manque de succès de sa première pièce, La Thébaïde, Racine va persister à écrire pour le théâtre. Pendant quelques années ce sera même presque la seule activité d'écriture à laquelle il va se consacrer.

Pour La Thébaïde, Racine avait choisi un sujet noble et tragique à souhait, dans la veine des sujets de Corneille. Sans doute, il a dû se rendre compte que ce n'était pas ce qui lui convenait le mieux. Par ailleurs, même si Corneille est toujours considéré comme le plus grand auteur de tragédies, le goût du moment entraîne plutôt le public vers ce qu'on a appelé la tragédie romanesque et galante, un peu héritière de la tragi-comédie, invraisemblable et peu fondée historiquement, et surtout qui accorde la première place à l'amour, qui en est quasiment le seul enjeu. La mode en avait été lancée par Thomas Corneille, le jeune frère de Pierre Corneille, avec Timocrate, un immense succès, peut-être le plus grand du siècle. D'autres ont suivi, en particulier Philippe Quinault, dont l'Astrate triomphe au moment où Racine écrit sa deuxième pièce. Il va donc aller dans le sens des attentes du public.

Par ailleurs, Racine, inscrit sur la liste des pensions royales, se doit de glorifier Louis XIV. Il va donc choisir un sujet qui lui permettra de faire coup double : essayer de séduire le public des théâtres, et remplir ses obligations, voire se faire remarquer par le souverain. D'où le choix d'Alexandre le Grand comme personnage titre de sa pièce. En effet, à cette époque, le roi de France était surnommé « le nouvel Alexandre », sa mythification passait par l'assimilation au souverain le plus prestigieux de l'antiquité. Alexandre est à la mode, puisque le célébrer revient à célébrer Louis XIV. Par exemple le peintre le Brun se lance dans une série de plusieurs tableaux, représentant les épisodes les plus fameux de la vie du roi de Macédoine. Il faut avoir présent à l'esprit cet élément en lisant la pièce : cela permet de comprendre tous les compliments et tirades outrées à la gloire d'Alexandre, qui s'adressent en réalité à Louis XIV. Aujourd'hui cela semble presque ridicule dans l'exagération, et alourdit la pièce, qui en devient par moment indigeste, mais à l'époque, cela semblait tout à fait naturel, et était très applaudi.

Même si Racine va suivre la mode de la tragédie romanesque et galante pour assurer le succès de sa pièce, il sait que s'il se contente de cela, il n'accédera pas au statut de grand auteur, auquel il semble aspirer depuis le début. Quinault, malgré ses succès, était jugé avec condescendance par les spécialistes. Et la postérité leur a donné raison : si on s'en souvient aujourd'hui, et s'il est encore joué, c'est comme librettiste de Lully. Ses pièces sans musique, sont bien oubliées. Racine va donc s'appliquer à partir d'une base historique avérée : l'historien Quinte-Curce, qui évoque les combats d'Alexandre contre Porus, un roi indien, qui aurait été son adversaire le plus redoutable. Il y trouve même la mention d'une reine avec qui Alexandre aurait eu une histoire d'amour. Et le pardon qu'Alexandre aurait accordé à son adversaire malheureux, le remet dans les pas du Cinna (ou La clémence d'Auguste) de Corneille, pièce emblématique de par son succès publique et critique. La clémence étant considérée à l'époque comme la plus grande vertus chez les rois, cela lui permet une glorification sans mélange d'Alexandre et de Louis XIV. Racine se propose en quelque sorte de cocher toutes les cases permettant d'assurer le succès à la pièce.

Au premier acte, la situation est exposée. Alexandre s'approche menaçant les rois indiens. Cléofile, la soeur de l'un d'entre eux, Taxile, a éveillé l'amour d'Alexandre, et il vient en grande partie pour la retrouver. Cléofile, qui partage les sentiments du roi grec, tente donc de convaincre son frère de ne pas le combattre. Mais Taxile est amoureux de d'Axiane, qui pour sa part pousse au combat, et il a un rival, Porus, qui ne demande qu'à se battre. Cléofile, pour détourner son frère des batailles, instille le doute dans son esprit : Axiane lui préfère Porus, et se battre contre Alexandre revient à donner Axiane à Porus. Dans le deuxième acte, Ephestion, envoyé d'Alexandre, parle à Cléofile d'amour de la part de son maître, puis s'entretient avec les rois. Porus rejette toute conciliation, Taxile quad à lui ne souhaite pas s'engager dans le combat. Compte tenu de son attitude, Axiane en vient presque à avouer son amour à Porus, qu'elle encourage à aller jusqu'au bout. Dans le troisième acte, Taxile retient Axiane prisonnière. Malgré cela, et la mort annoncée de Porus dans la bataille, elle le rejette. Cléofile quand à elle, est trop heureuse de recevoir l'amour d'Alexandre, mais elle le presse de défendre les intérêts de son frère. Au quatrième acte, l'intersession d'Alexandre n'y change rien, Axiane ne veut toujours pas de Taxile qui se désespère. Mais, coup de théâtre, Porus n'est pas mort. Taxile se précipite au combat pour l'achever. Au cinquième acte, Alexandre qui a fait capturer Porus veut bien le laisser vivre si Axiane consent à épouser Taxile. Mais nouveau coup de théâtre, Porus a tué Taxile dans un dernier sursaut. Malgré tout, Alexandre lui pardonne, lui rend son royaume et Axiane. Cléofile se résigne, puisqu'elle a l'amour d'Alexandre…

La pièce est créée le 4 décembre 1665 par la troupe de Molière. Dès le début, c'est un immense succès. Elle est jouée devant le roi le 14 décembre. Mais par une autre troupe, la plus prestigieuse d'entre toutes, celle de l'Hôtel de Bourgogne. Qui va la reprendre dans la foulée dans sa salle. Ce qui à l'époque était inconcevable : la troupe qui a créée une pièce, en avait l'exclusivité, tout au moins jusqu'à la publication. Cela va provoquer une brouille définitive entre Racine et Molière, qui est placé dans une situation matérielle difficile, le public délaissant son théâtre. Cet épisode illustre (sans rentrer dans trop de détails) le débat qu'il y avait à l'époque sur la déclamation, la façon de jouer les tragédies. Les « stars » de l'hôtel de Bourgogne pratiquaient une déclamation très ostentatoire, véhémente, qui à la limite faisait fi du sens du texte, pour se concentrer sur la forme, la plus spectaculaire possible. Molière (et pas que lui) a tenté de promouvoir une déclamation « plus naturelle » et accordant plus d'importance au sens du texte. Il a d'ailleurs raillé la déclamation des acteurs de l'hôtel de Bourgogne dans L'impromptu de Versailles. Mais le public préfère ces derniers, ils sont jugés supérieurs dans la tragédie.

En tous les cas, Alexandre le Grand sera un immense succès, et sera régulièrement reprise. Ce sera une des pièces les plus fameuses de Racine pendant le XVIIe siècle. Même si un certain nombre de spécialistes lui trouvent beaucoup de défauts. Mais Racine se défendra (ce qui n'était pas d'usage à l'époque) avec brio, agressivité (voire méchanceté) et une certaine mauvaise foi. Son argument le plus fort, celui auquel ses adversaires ne peuvent répliquer étant le fait que Louis XIV apprécie la pièce. La meilleure preuve en est que Racine a été autorisé à la lui dédier, ce qui est une grande marque de faveur.

Mais ses détracteurs avaient incontestablement raison, et la pièce est tombée maintenant dans l'oubli. Et cela même si Racine trouve incontestablement dans les vers amoureux une source d'inspiration qui lui permet de réussir de beaux passages. Mais la construction de la pièce est vraiment trop bancale. Il a voulu rassembler des éléments trop disparates, sans réelle cohérence. Alexandre ne fait rien d'autre que de tenir des propos galants à sa belle, ce qui pour le plus grand conquérant de l'histoire est un peu court. On a reproché d'ailleurs à Racine d'avoir fait Porus plus grand qu'Alexandre dans sa pièce. Il n'y a aucun élément de suspens dans la bataille, Alexandre ne semble même pas y participer, les seuls récits qui en parviennent concernent le grand courage et la résistance héroïque de Porus. La clémence d'Alexandre à la fin de la pièce arrive sans avoir été préparée, sans aucune justification, de façon automatique. Il n'y a aucun suspens dans l'amour d'Alexandre et Cléofile, aucun enjeu. L'intrigue amoureuse Axiane/ Porus / Taxile s'insère très mal dans l'ensemble. Sans oublier les passages nombreux et pas très subtiles de glorification d'Alexandre / Louis XIV qui semblent bien longs au lecteur d'aujourd'hui.

Mais la pièce a permis à Racine d'être reconnu, attendu. La prochaine étape sera Andromaque, qui lui permettra de trouver sa propre voie dans la tragédie, d'associer la passion amoureuse avec un enjeu dramatique d'une façon parfaitement réussie.
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