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Critique de morganex


Je viens de faire la connaissance, 334 pages durant, de la modeste nation nicaraguayenne. Si l'on situe, sans trop hésiter, ce petit pays en Amérique Centrale*, on ne connait que peu son Histoire récente. Sur le fil des dernières décennies, son passé s'est montré pour le moins chaotique et complexe, tant sur le plan intérieur que sur l'échiquier géopolitique international. Deux hommes politiques tristement célèbres en émergent, deux présidents deux dictateurs, Somoza puis Ortega …

« A balles réelles » est, sous couvert de fiction, un thriller politique à charge. Sergio Ramirez, ex-ministre nicaraguayen, y dénonce le pouvoir corrompu de son pays, quitte à en subir les conséquences. A parution au Nicaragua : le roman fut interdit, son auteur exilé et déchu de sa nationalité. Via d'étonnants faits réels, récents, certains absurdes, le roman est une plongée dramatique, douloureuse et brutale au coeur d'une dictature. Bienvenue au Nicaragua.

Ci-après, le background Historique dans lequel s'insèrent les éléments fictionnels. 2018 : Daniel Ortega est au pouvoir. Son épouse, complaisamment nommée vice-présidente, est une capricieuse first-lady, auto-proclamée poétesse, en proie à de curieuses lubies cosmiques. Elle tient à partager ses visions célestes avec une population qui, très majoritairement pauvre, a d'autres chats à fouetter. Ce que Femme veut Dieu le veut ; même la plus absurde et farfelue de ses tocades a force de décret ; Ortega plie : d'immenses « Arbres de la Vie** » aux arborescences métalliques spiralées et colorées, prolifèrent dans tout le pays (150 cette année-là). Ces coûteuses structures, censées attirer l'énergie cosmique, engendrent un scandale d'état, exacerbent une récente et indigeste réforme des retraites, deviennent le prétexte visible à une révolte populaire. Ces arbres factices : la population s'en agace silencieusement ; celle estudiantine s'en offusque à visage découvert, descend dans la rue et les abat. Voici venir le temps des manifestations, des barricades, des armes, de la répression sanglante menée par des milices privées. 300 morts, 2000 blessés à Managua et partout dans le pays.

Les évènements fictionnels : l'intrigue est malaisée à « pitcher » (je n'en dirais rien), elle est d'autant plus complexe qu'elle fait naturellement suite à deux épisodes précédemment publiés dans la même collection***. « A balles réelles » fait l'impasse explicative sur certains événements antérieurs qui, sans avoir lu les tomes précédents, peuvent faire défaut. Ce n'est pas un one shot comme on pourrait le croire. Est-ce un « moins » manifeste quand, en avant-propos, quelques notes suffisent à boucher la plupart des trous ?

Les hommes du roman :

_ il y a ceux qui, d‘une main de fer, restent agrippés au Pouvoir : personnages officiels ou sous-marins officieux, historiques ou fictionnels, des militaires pour l'essentiel. Compromissions, complots à bas bruit ou à ciel ouvert, bassesses et traitrises à tous les étages, double voire triple jeu. Sauvegarder sa puissance personnelle, quoi qu'il arrive, écraser pour survivre, mentir, s'abaisser, rebondir … Sous leurs regards et agissements, c'est la dictature visitée de l'intérieur qui nous est montrée et disséquée peu à peu. L'infox comme instrument de pouvoir total, l'art de la créer ou de la retourner, la manière de l'utiliser ; les fake-news, les diffuser, les crédibiliser, les rentabiliser. Quelque part une dystopie en plein essor ... mais, hélas, en vrai, en grand, exponentialisée par l'émergence des réseaux sociaux.

_ face à eux : les hommes (et les femmes) du contre-pouvoir clandestin, fantasmés tout autant, idéalistes, politisés à outrance, maquisards ou citadins anonymes … alliés aux catholiques petits Padres du Peuple qui, loin du Vatican réactif à sa façon, combattent la dictature.

Sauf qu'ici tout n'est pas si binaire, Sergio Ramirez nous décrit, sur l'échiquier en cours, des blancs un temps chez les noirs et inversement, façon girouettes. Ces hommes-là, farouchement opposés les uns aux autres sont, traditionnellement, ce que l'on perçoit de certains pays d'Amérique Latine en équilibre instable entre démocratie et dictature, le tout sous la tutelle masquée de très grandes puissances fraternelles.

Sergio Ramirez met en scène une galerie de personnages fictionnels picaresques, voire parfois caricaturaux. Ils empruntent aux deux camps :

_le détective privé Dolores Morales (c'est un homme), un ex-policier recyclé détective privé, un opposant contraint à l'exil mais de retour clandestinement au pays, boiteux ; c'est un héros principal étonnamment effacé face aux évènements ;

_une astro-cartomancienne au service de l'Etat, en contact télépathique avec un gourou indien décédé ;

_l'esprit d'un homme mort s'ingérant dans les pensées des vivants ;

_« le Masque » : un pseudo, un avatar, des révélations sur le Net, des octets maniés par le Pouvoir ou ses opposants ?

_Tongolele : une brute dans les coulisses du pouvoir, à deux doigts de la déchéance, contraint à jouer ses dernières cartes.

« A balles réelles » est, au final, un drôle de thriller qui, peu à peu, se libère par bribes de ses ingrédients de fiction. Au coeur des espaces laissés libres, s'impose un reportage brut sur les traces d'une dictature en cours, d'une vérité historique crue et édifiante. Sous les yeux de qui le lit, le roman prend une autre tournure en mettant au premier plan la réalité d'un pays prisonnier …

*Mer des Caraïbes à l'est, Pacifique à l'ouest, Honduras au nord, Costa Rica au sud.
**authentique
***« Il pleut sur Managua » (2011) et « Retour à Managua » (2019).

Merci Babelio, Masse Critique, l'auteur et l'éditeur ...

Lien : https://laconvergenceparalle..
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