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Critique de HundredDreams


Ne connaissant pas les livres de Ron Rash, mais attirée par les nombreuses critiques élogieuses, j'ai voulu me rendre compte de son univers introspectif et sombre, de son écriture poétique et évocatrice.
On dit souvent que le hasard fait bien les choses, je cherchais plutôt « Serena » ou « Un pied au paradis », mais seul, ce roman, lauréat du grand prix de littérature policière en 2014, était disponible dans les rayonnages de la médiathèque.

« Une terre d'ombre » est un texte magnifique qui offre toute une palette d'images, de couleurs, de sons, d'odeurs et d'émotions. Son flux ressemble à une rivière sinueuse, tantôt introspective et calme, tantôt violente et désespérée.

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L'histoire se déroule durant la Première Guerre mondiale, dans un vallon encaissé à l'ombre des montagnes Appalaches de Caroline du Nord. C'est un lieu maudit à la beauté sauvage et brute qui a façonné des hommes durs, superstitieux, impulsifs, dangereux.

« le pire, c'était la maison. Quelles que soient l'heure du jour ou la saison, quel que soit le nombre de lampes allumées, c'était toujours un lieu sombre qui, d'aussi loin qu'elle s'en souvienne, avait toujours senti la souffrance. Mais ici, en haut, la large saillie de granit captait les rayons du soleil et les retenait, l'enveloppait de clarté. La lumière était comme du miel chaud. Des gouttes de rosée sur une toile d'araignée renfermaient des arcs-en-ciel entiers, et la queue d'un lézard des palissades brillait du même bleu que du verre indigo. L'eau étincelait de particules de mica. »

C'est au plus profond de ce vallon, dans une crique réputée hantée que vivent Laurel Shelton et son frère Hank, revenu blessé des tranchées. Née avec une tache de naissance sur le visage qui voile sa beauté et affiche son appartenance au diable, Laurel est une belle personne, condamnée à vivre dans la solitude, le mépris et le rejet.
Ainsi, lui estropié, elle sorcière, vivent dans l'isolement quasi-total, à l'abri de l'ignorance, de la médisance et de la calomnie des villageois. Seul un vieil homme, Slidell, leur rend visite et les aide dans les travaux de la ferme.

Jusqu'au jour où dans la montagne, Laurel vient en aide à un voyageur inconscient après avoir été attaqué par un essaim d'abeilles, un jeune homme qu'elle avait déjà entraperçu, jouant merveilleusement bien de la flûte. Au fil des jours, l'homme se glisse dans le quotidien de la ferme, laissant espérer qu'il ne reprendra pas la route pour se rendre à New York.

« Walter écouta le premier couplet puis porta la flûte à ses lèvres. Il entra dans la chanson tellement en douceur que Laurel n'aurait pas cru qu'il jouait, sauf que ses doigts remuaient et ses lèvres s'arrondissaient. Ce n'était pas tant un son qui s'élevait que quelque chose à la surface de la mélodie, comme une araignée d'eau passant sur un ruisseau. »

La jeune femme, qui attendait un changement dans sa vie, voit en ce merveilleux joueur de flûte muet et analphabète le changement qu'elle attendait depuis si longtemps. La chance de trouver peut-être le bonheur, l'amour.

Ce livre m'a tout de suite séduite par son rythme lent, mélancolique, poétique. La voix de Laurel Shelton est empreinte de douceur, de mélancolie, d'une grande générosité. Elle se heurte à la bêtise, la haine et la malveillance humaines, aux décors ruraux désolés, à l'atmosphère de malheur, de fatalité, de peur et d'agressivité irréfléchie.

« … il y avait eu des moments au cours de la dernière année, surtout après la mort de son père, où Laurel avait eu comme l'impression d'être un fantôme. Un fantôme sait-il au moins qu'il est un fantôme ? Les jours passaient et elle ne voyait pas âme qui vive. Elle ne quittait le vallon que les samedis où Slidell l'emmenait en ville, …, les gens l'évitaient, traversaient la rue, ... N'était-ce pas cela un fantôme : un être isolé des vivants ? »

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Ron Rash a écrit un roman émouvant campé par de beaux personnages confrontés à des situations difficiles qui nécessitent des choix moraux pas toujours justes.
Ainsi, l'auteur explore avec subtilité et sensibilité la nature humaine à travers les thèmes de la famille et du sacrifice, de l'amour et du mensonge, du rejet et de la solitude, de la violence et de leurs conséquences, de l'amitié et du dévouement, de l'espoir et de la rédemption.

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Le nature-writing s'invite dans le roman de Ron Rash qui sublime cette terre par de magnifiques descriptions exaltant sa beauté brute faite d'ombre et d'incertitude, de reflets mystérieux frôlant le surnaturel et le malin.
Le monde décrit par Ron Rash restitue l'univers sombre, lugubre, isolé et sauvage de ces paysages montagneux où errent les esprits et les fantômes, mais transparaît aussi leur beauté simple et sobre. Sa poésie s'exprime dans des nuances minérales pour décrire ces terres inhospitalières nichées entre rivière et montagnes, ces vies de labeur, ces habitants frustres au coeur dur.

« Émerger des ombres immenses de la montagne, c'était, comme toujours, sortir de derrière un rideau. le soleil la fit grimacer, et ses pieds nus éprouvèrent l'étrangeté qu'il y avait à fouler une surface qui n'était pas en pente. le granit était sec et chaud, sauf tout à fait au bout, là où l'eau coulait, et pourtant le ruisseau ralentissait quand même et s'étrécissait, comme si lui aussi savourait la lumière et renâclait à pénétrer dans l'obscurité du vallon. »

Les montagnes, les forêts, les rivières, les volées de perroquets de Caroline, la vallée, la crique maudite se glissent dans la vie des hommes dans des jeux de couleurs et de sonorités, rendant la lecture immersive et évocatrice. Tendre avec les hommes, la nature peut également se révéler menaçante et impitoyable.

« Sur cette hauteur, les fleurs de rhododendrons n'étaient pas encore tout à fait fanées. Leur parfum capiteux et l'odeur de vanille de la clématite donnèrent le tournis à Laurel tandis que passaient les minutes et qu'un air se mêlait au suivant.
Le soleil s'inclina à l'ouest et le peu de lumière qui filtrait par la percée entre les arbres se dissipa. L'argent scintillant de la flûte s'atténua, vira au gris, mais la musique conserva sa brillance vaporeuse. »

L'écriture de Ron Rash épouse la dureté, l'hostilité et la lâcheté des hommes, le silence de Walter, la douceur et la tendresse de Laurel, l'honnêteté et le courage de Hank, la bonté de Slidell, le chant des oiseaux, la mélodie de la flûte, l'ombre des montagnes.

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J'ai tout de suite été happée par ce récit puissant où l'auteur porte une attention particulière à ses personnages, capturant leur émotions, leurs sentiments et nous les restituant de façon magistrale.
Des mots, des non-dits, des silences, j'ai ressenti la brutalité, l'animosité, la solitude, la peur, le désespoir, le besoin de reconnaissance, le désir d'être aimé, dans un kaléidoscope de teintes subtiles et contrastées.

Ron Rash a fait de Laurel un très beau personnage féminin, à la fois discret et passionné, doux et fort, mesuré et charmant pour ceux qui voient au-delà des apparences, et ne jugent pas cette tache comme une tare.
Walter, son pendant, apporte une touche de mystère et de danger : on sent derrière son mutisme et sa discrétion, un homme secret, doux et paisible qui cherche son chemin dans un monde incertain et hostile.
Le chant mélodieux de sa flûte apporte des moments de sérénité qui compense l'atmosphère chargée de tension.
Le frère, Hank, apporte une force morale et une stabilité. Courageux, travailleur, entreprenant, honnête, il est une force tranquille qui fait contrepoids aux ragots et à la méchanceté gratuite.

Bien sûr, Ron Rash n'a pas oublié de développer de manière très subtile d'autres personnages, ignorants, malveillants, sectaires et nuisibles, dont on ne comprend que tardivement le rôle qu'ils joueront dans le récit.

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Pour conclure, exploitant de belle façon la noirceur de l'âme humaine comme celle des paysages emplis d'ombre et de solitude, Ron Rash parvient à écrire une oeuvre profonde émotionnellement, complexe et nuancée. Son univers dévoile de nombreuses facettes, où coexistent la beauté, la cruauté et l'ostracisme des personnages, la souffrance dissimulée de certaines vies et la rudesse des paysages montagneux.

Un très beau roman, une jolie découverte, qui laisse voir de belles réflexions sur la condition humaine et les choix qui se présentent à nous, qui vont influer sur le reste de notre vie.
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