LA LUNE JAUNE
Ce long jour a fini par une lune jaune
Qui monte mollement entre les peupliers,
Tandis que se répand parmi l’air qu’elle embaume
L’odeur de l’eau qui dort entre les joncs mouillés.
Savions-nous, quand, tous deux, sous le soleil torride
Foulions la terre rouge et le chaume blessant,
Savions-nous, quand nos pieds sur les sables arides
Laissaient leurs pas empreints comme des pas de sang,
Savions-nous, quand l’amour brûlait sa haute flamme
En nos cœurs déchirés d’un tourment sans espoir,
Savions-nous, quand mourait le feu dont nous brûlâmes
Que sa cendre serait si douce à notre soir,
Et que cet âpre jour qui s’achève et qu’embaume
Une odeur d’eau qui songe entre les joncs mouillés
Finirait mollement par cette lune jaune
Qui monte et s’arrondit entre les peupliers ?
L’Oubli suprême
Que m’importe le soir puisque mon âme est pleine
De la vaste rumeur du jour où j’ai vécu !
Que d’autres en pleurant maudissent la fontaine
D’avoir entre leurs doigts écoulé son eau vaine
Où brille au fond l’argent de quelque anneau perdu.
Tous les bruits de ma vie emplissent mes oreilles
De leur écho lointain déjà et proche encor ;
Une rouge saveur aux grappes de ma treille
Bourdonne sourdement son ivresse d’abeilles,
Et du pampre de pourpre éclate un raisin d’or.
Le souvenir unit en ma longue mémoire
La volupté rieuse au souriant amour,
Et le Passé debout me chante, blanche ou noire,
Sur sa flûte d’ébène ou sa flûte d’ivoire,
Sa tristesse ou sa joie, au pas léger ou lourd.
Toute ma vie en moi toujours chante ou bourdonne ;
Ma grappe a son abeille et ma source a son eau ;
Que m’importe le soir, que m’importe l’automne,
Si l’été fut fécond et si l’aube fut bonne,
Si le désir fut fort et si l’amour fut beau.
Ce ne sera pas trop du Temps sans jours ni nombre
Et de tout le silence et de toute la nuit
Qui sur l’homme à jamais pèse au sépulcre sombre,
Ce ne sera pas trop, vois-tu, de toute l’ombre
Pour lui faire oublier ce qui vécut en lui.
p.179-180
Le Bassin vert
Son bronze qui fut chair l’érige en l’eau verdie,
Déesse d’autrefois triste d’être statue ;
La mousse peu à peu couvre l’épaule nue,
Et l’urne qui se tait pèse à la main roidie ;
L’onde qui s’engourdit mire avec perfidie
L’ombre que toute chose en elle est devenue,
Et son miroir fluide où s’allonge une nue
Imite inversement un ciel qu’il parodie.
Le gazon toujours vert ressemble au bassin glauque.
C’est le même carré de verdure équivoque
Dont le marbre ou le buis encadrent l’herbe ou l’eau.
Et dans l’eau smaragdine et l’herbe d’émeraude,
Regarde, tour à tour, errer en ors rivaux
La jaune feuille morte et le cyprin qui rôde.