Gérard, je ne le réaliserais qu'adulte, vivait
dans un huis clos avec ses enfants décédés.
Un dialogue s'était prolongé après leur dis-
parition; il leur parlait quand il passait devant
les billes et quand il remuait son yaourt, il leur
parlait encore quand il conduisait, quand il
jouait, quand il riait et, pas toujours sans doute,
mais parfois, assez souvent pour que cela me
marque, il leur parlait à travers moi.
Le deuil consiste-t-il à substituer au défunt
un autre être? Étais-je l'enfant qui venait
remplacer l'enfant perdu ? Je ne l'espère pas et
devine que Gérard ne l'aurait pas voulu.
Inconsciemment pourtant, j'étais
cette enfant qui vaincrait tout, devrait tout savoir
faire, devrait être dix fois à la hauteur des vies
perdues, j'étais cette enfant possible - une der-
nière chance de donner raison à l'absence.
Mais, je le sais maintenant, la mort a tou-
jours tort.
De manière générale
, Gérard n'aimait
pas que je m'amuse avec d'autres que lui. Il
consentait bien sûr à ce que je passe du temps
avec des escargots, mais n'appréciait pas l'idée
que j'aie des amis. Dès mes 6 ou 7 ans, il prit
en grippe les autres enfants, à qui il trouvait,
sans les connaître, des défauts imaginaires et
qu'il dénigrait gratuitement, sans égard ni rai
son. Gérard voulait que mon esprit lui appar-
tienne : rester maître de mon royaume.
La nuit, parfois, il me fixe encore dans les yeux. Il ne gémit pas, il n’aboie pas, il ne dit rien. Ses yeux sont les miens.
Gérard identifiait, je crois, quelque chose de lui même dans la présence de ce chien, dans ses crises de folie et de joie dans ses élans sauvages, pareils aux siens. Et il ne lui pardonnait pas.