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Critique de lousalinger


"L'esprit Charlie". Depuis le malheureux attentat du 7 janvier 2015, voilà une formule qui sonne comme un cri de ralliement. Pourtant dans la foulée de cette journée de terreur, j'avais ressenti un trouble. Quelque chose semblait anormal, hors de propos, limite malsain. Rapidement, j'ai dû me rendre à l'évidence : peu seraient en mesure de définir cette maxime scandée jusqu'à perdre haleine sur les plateaux de télé ou répandue à longueur de publications sur les réseaux sociaux. Je l'écris sans arrière-pensée ou jugement de valeur sur les innombrables citoyen.ne.s qui ont spontanément décidé de monter au créneau pour défendre une liberté d'expression qui ne serait pas assujettie aux sensibilités d'un bord ou d'un autre. On aurait tous préféré que l'attentat ne soit pas la flamme qui a permis l'explosion de ce mouvement de solidarité. Mais quand on dépasse l'onde de choc de l'évènement, le flou, la brume. C'est quoi "l'esprit Charlie" ? de quel Charlie parle-t-on ? C'est là que Denis Robert entend agir comme un phare transperçant le brouillard.

Car la situation est plus complexe qu'on l'imagine au départ. Et au commencement, il y a Hara-Kiri, un journal "bête et méchant" à l'initiative de deux trublions, Choron et Cavanna, cherchant à renverser les barrières. Pourquoi ? Parce qu'ils le veulent et ils vont s'échiner à le faire. Dans les années 60, la liberté d'expression était plus que relative à en juger par les moeurs de l'époque et le contrôle exercé sur les quelques médias. Difficile à imaginer aujourd'hui, et pourtant un simple trait d'humour noir ou une caricature bien scabreuse et c'était une enseigne qui disparaissait de la circulation. Mais il faudra compter avec l'énergie et l'inventivité de deux hommes, passés maîtres dans l'art du système D, pour créer la brèche à coups de bravades et de parades jusqu'à faire céder un appareil d'état. Oui, d'entrée de jeu Charlie était un moyen de protection. Ou plutôt un paratonnerre, une manière de faire entendre la voix libertaire de Hara-Kiri dans le flux de paroles. Fort de son expérience de journaliste hors-pair (les révélations sur Clearstream, c'est lui), Robert remonte le temps, revient aux racines d'un journal schizophrène, partagé entre deux faces qui se répondent sans forcément se comprendre. le journaliste/écrivain est inquiet de ce que retiendra la postérité. Parce qu'il est un admirateur de Choron et Cavanna. Parce qu'il était un lecteur de leurs journaux. Parce que la relation entre les deux artistes est à la base d'un des legs les plus précieux pour la presse.

L'auteur peut se défendre d'une animosité envers les figures de Philippe Val ou Richard Malka, elle transparait tout au long de l'ouvrage. Ce qui n'est pas un problème en soi, la reprise, réappropriation et altération du canard étant clairement à leur initiative. Les dates, évènements et témoignages des pères du Charlie Hebdo originel ne pourraient être plus clairs (Delfei de Ton, Siné, Wolinski, Mona Chollet, Olivier Cyran,...). Même certains membres du "Charlie 2.0" auront des réserves envers la "méthode" Val/Malka, que Denis Robert énumère factuellement. On y revient sur le détournement progressif de ce ton caustique, volontiers piquant, contestataire ou anar pour l'amener vers une forme de plus en plus consensuelle. L'hebdomadaire était plus politique là où Hara-Kiri était plus axé sur le dessin et moins sur les textes engagés. Néanmoins, force est de constater que le Charlie de la première époque (1970/1982) n'est pas le même que celui de 1992. C'est ici que se situe la tragédie de l'affaire. Début 70, le canard est hors du temps et c'est ce qui l'élève. Début 80, les temps ont changé mais lui persiste à s'en tenir éloigné. Anachronique ou incompris ? J'aurais plutôt tendance à obliquer vers la deuxième option, ce que sa nouvelle version confirme malgré elle et le talent incommensurable de Charb, Luz, Cabu, Tignous, Honoré ou Coco... le fossé est bien creusé entre le "vieux" Charlie et son rejeton. Les moments forts sont autant de coups de canif à l'endroit du père : Choron évacué, Siné viré, figures historiques poussées vers la sortie, mise à l'écart de Cavanna, ligne éditoriale de plus en plus partisane, recettes siphonnées par une tripotée d'imposteurs arrivistes,... La veille des attentats, les rédacteurs et dessinateurs luttent pour retrouver la verve que Val s'efforçait de museler. Denis Robert se garde de charger les artistes/journalistes victimes du massacre de janvier 2015. Il ajoute des nuances aux portraits souvent abrégés voire fantasmés qui se sont répandus dans la sphère médiatique.

Définitivement, Charlie Hebdo c'est un concept polysémique, à la fois synonyme d'espoir et de tragique. Sans être désespérante, l'histoire racontée par Denis Robert prend des airs d'une gabegie mais dont chacun pourra glaner certains éléments pour y trouver l'inspiration ou en tirer les bonnes leçons. Alors, l'esprit Charlie ? Eh bien, à vous de le dire. Ce qui est sûr, c'est qu'on peut s'en réclamer si on défend la liberté d'expression dans son entièreté. Pour autant, il est souhaitable de définir au préalable le Charlie auquel on fait référence. D'une époque à un autre, d'un représentant à un autre, ou d'un patron à un autre, on a pas nécessairement affaire au même. À vous de trouver avec lequel vous êtes le plus en phase.
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