AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de belcantoeu


Ce roman d'un homme de paix lucide et généreux, publié en 17 fascicules de 1904 à 1912, lui valut le Nobel de littérature 1915, mais aurait pu tout aussi bien lui valoir le Nobel de la paix, ou de philosophie s'il avait existé. le roman est écrit à la veille de la guerre de 1914-18, qui avait déjà failli se déclencher en 1905 dans un climat de guerre imminente, comme l'auteur l'explique. Voilà le contexte.
Lors d'un bagarre, Jean-Christophe, musicien allemand réputé, tue un policier et prend le train pour s'exiler en France, ce qui nous vaut des tableaux d'ambiance fort réussis.
«La nuit couvrait les champs, trempés de pluie... Les trains que l'on croisait, de plus en plus nombreux, déchiraient l'air de leurs sifflets qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On approchait de Paris». À l'arrivée, «il y avait cette odeur fade de Paris, où se mêlent les exhalaisons des usines de banlieue et la lourde haleine de la ville... La lueur des becs de gaz tremblaient comme une bougie qui va s'éteindre».
La musique et la religion sont très présentes. Jean-Christophe ouvre une vieille Bible. «Le grand-père avait marqué au crayon, de sa grosse écriture, les dates des jours où il avait lu et relu chaque chapitre; le livre était plein de bouts de papier jauni, où le vieux avait noté ses naïves réflexions... Un siècle des deuils et des joies de la famille se dégageait de ce livre».
Adversaire de toutes les guerres, notre héros fustige aussi les querelles d'école: «Ils se lançaient à la tête les mots d'idéalisme et de matérialisme, de symbolisme et de vérisme, de subjectivisme et d'objectivisme. Christophe se disait que ce n'était pas la peine d'être venu d'Allemagne pour trouver à Paris des querelles d'Allemands... Une guerre acharnée divisait les musiciens des deux armées: celle du contrepoint et celle de l'harmonie».
C'est aussi l'époque du conflit exacerbé entre chrétiens et anticléricaux: «Ils tendaient beaucoup moins à détruire l'Église qu'à la remplacer. Et de fait, ils formaient une Église de la Libre Pensée, qui avait son catéchisme et ses cérémonies... qui avaient besoin de se réunir en troupeaux pour penser librement. Il est vrai que leur liberté de pensée consistait à interdire celle des autres, au nom de la Raison, car ils croyaient à la Raison, comme les catholiques à la Sainte-Vierge».
Comme musicien, Christophe a du succès, fréquente les milieux mondains comme «Les Jeannin (qui) étaient une de ces vieilles familles françaises qui, depuis des siècles, restaient fixés au même coin de province, et pures de tout alliage étranger». Au livre VI, le pays qu'il décrit, c'est le sien, Clamecy, dans la Nièvre, qu'on reconnait au canal avec son pont, au bord duquel se dressait la maison natale de Romain Rolland, aujourd'hui musée. C'est dans ce pays que meurt le vieil Augustin. «En vingt-quatre heures, il était parti pour l'autre monde, auquel il ne croyait guère, muni de tous les sacrements de l'Église, en bon bourgeois voltairien de province, qui se laisse faire au dernier moment pour que les femmes le laissent tranquille, et parce que cela lui est bien égal... Et puis, on ne sait jamais».
À la veille de la guerre, l'auteur fustige le nationalisme prussien. «Nous autres; ce n'est pas de pureté qu'il s'agit, c'est d'universalité... Nous sommes citoyens de la Ville-Univers». Non seulement Romain Rolland est un pacifiste, un européen convaincu, mais il n'oublie pas le reste du monde, et écrit dans un autre ouvrage, «Quinze ans de combat, 1919-1944», recueil de nombreux textes, notamment contre le fascisme, «Je ne peux envisager d'esprit qui se restreigne à l'Europe».
Il se fait des amis et des amies, ce qui nous vaut des pages émouvantes: Rousssin, les Stevens, d'origine belge, Olivier Jeannin, le littérateur, Sidonie, fille du peuple et Grazia mariée, à l'autre bout de l'échelle sociale, puis veuve et libre, mais plus vieille, Anne Braun, amours impossibles avec une femme mariée qui le conduit au remords dans le Jura suisse. D'abord, «Ils se dirent quelques mots gênés, puis essayèrent des paroles banales, et se turent tout à fait, craignant d'approfondir», mais après...
Pour comprendre les derniers mots du roman, il faut se rappeler la légende de Saint Christophe et l'étymologie du mot Christophe (celui qui «porte le Christ», Christ enfant): Jean-Christophe vieillissant a vu tout le monde mourir autour de lui. Il dit à un enfant «Nous voici arrivés ! Comme tu étais lourd ! Enfant, qui donc es-tu ? Et l'enfant dit Je suis le jour qui va naître». C'est la dernière ligne.
Un superbe roman d'un homme généreux, qui nous instruit sur cette époque, et dont je ne puis donner qu'un bref aperçu. Et n'oubliez pas la plus belle citation de toutes, prémonitoire, à propos du slogan "La France aux Français" : «Notre génie ne s'affirme pas en niant ou en détruisant les autres mais en les absorbant. Laissez venir à nous et le Nord trouble et le Midi bavard… - Et l'Orient vénéneux? - Et l'Orient vénéneux, nous l'absorberons comme le reste; nous en avons absorbé bien d'autres… La Gaule a bon estomac. En vingt siècles, elle a digéré plus d'une civilisation… Ils viennent nous enseigner que notre France est dans Rameau - ou dans Racine… comme si Beethoven, Mozart et Gluck ne venaient pas s'asseoir à notre foyer… comme s'ils n'étaient pas devenus de notre famille»!
Commenter  J’apprécie          264



Ont apprécié cette critique (17)voir plus




{* *}