« Imagine, lança-t-il en enveloppant de ses bras écartés l'étendue de son domaine, des rues larges comme des avenues, bordées de boutiques, de coiffeurs pour dames, de restaurants chics et de glaciers, toutes illuminées, le soir venu, par les enseignes des cabarets, les devantures lumineuses des bars et des speakeasy où du crépuscule à l'aube, le jazz sonne comme un coup de fouet sur l'échine de la nuit. Des rues larges et droites, tout un centre-ville consacré au plaisir, à la fête et au jeu, où seul l'instant présent compte pour le pauvre père de famille écrasé par ses responsabilités ou l'ouvrier fatigué d'obéir, la semaine durant, au contremaître, un instant passé à se bourrer la gueule, à perdre sa paye au poker ou avec une des plus belles filles du Middle-West. »
Dos à Jasper, un bras levé devant lui comme pour désigner quelque chose entre ciel et terre, Dick continua sur le même ton :
« Imagine les belles routes tracées au milieu du désert pour irriguer, du Kansas au Nord, du Texas à l'Ouest, au Sud et de l'Oklahoma à l'Est, le cœur palpitant de cette cité sortie de nulle part, la faire pousser, s'entourer de terrains de golf, d'hôtels de luxe, d'un aérodrome et devenir avec le temps une belle, une vraie, une grande ville ! Ma ville ! »
Les tornades, par ici, ce n’est pas ce qu’il manquait.
Quand la lumière d’une seconde lampe tempête s’ajouta à celle posée sur le sol, Samuel, affairé, ne se retourna pas en reconnaissant le pas d’Annie Mae. Question d’habitude. Rien à redouter.
Ce qui ne l’empêcha pas de se figer, arc-bouté contre la ridelle de sa charrette, les traits crispés par une grimace d’effort, lorsqu’elle lâcha :
« Dick est revenu ! »
Elle-même avait du mal à faire coller l’image de ce bel homme, soigné, rasé de frais et les cheveux pommadés, dont une épaisse mèche, tout à l’heure, lorsqu’il avait soulevé son chapeau, lui était tombée devant les yeux, avec le Dick en haillons, nu-pieds et coiffé d’un chapeau de paille à demi défait, qu’il était à douze ans. Un garçon hardi et bienveillant, avec lequel elle avait partagé son enfance, ses rêves, et qu’elle aimait plus que ses propres frères.
Une petite tornade, inoffensive. Du genre à vous chiper une partie de la cheminée et à vous la poser, taquine, dans le jardin. Une tornade d’avril, comme les appelait Annie Mae.
Celle d’hier, passant près de la maison, s’était contentée de soulever quelques cailloux, d’effrayer les poules, d’ébouriffer les jeunes maïs du potager et de faucher, avant de partir, le buisson fleuri collé à la clôture, tout près de là. Trois fois rien, une quinzaine de fleurs, des sauvages, dont un plant porté par le vent avait pris racine dans cette sorte de terreau, moitié sable, moitié poussière, où rien ne poussait bien d’ordinaire et que la sécheresse des cinq dernières années n’avait pas rendu meilleur.
Les tornades, par ici, ce n’est pas ce qu’il manquait. La veille, l’une d’elles s’était faufilée entre les basses collines, avait glissé, presque silencieuse, sur la prairie avant de s’éloigner vers le comté voisin d’Edward et de disparaître à l’horizon. Une petite tornade, inoffensive. Du genre à vous chiper une partie de la cheminée et à vous la poser, taquine, dans le jardin. Une tornade d’avril, comme les appelait Annie Mae.
Bien du temps avait filé depuis et les rêves de ces deux-là, comme la rivière au fond de la ravine au terme de cinq années de sécheresse, s'étaient totalement évaporés.