Oui, je la vis. Une terre écrasée entre le gris de l'océan et celui du ciel, entourée d'un collier d'écume blanche. Rien de plus.
Ma destination se trouvait donc au seuil d'une frontière gelée que je ne traverserais jamais.
- Mein Gott, mein Gott... murmura soudain Batis. Les faces de crapaud sont plus nombreux que jamais.
- Où sont-ils ? Je ne vois rien.
Mais Batis ne répondait pas. Il était très loin de moi, bien qu'il fût là, à mes côtés. Il avait les lèvres écartées et humides d'idiot, comme s'il avait regardé à l'intérieur de son esprit au lieu de surveiller les abords du phare.
Seul un homme qui naît ou un homme qui meurt peut être aussi seul que je le fus cette nuit, au phare.
C'était un hymne épouvantable et un psaume barbare, et il était beau dans sa malice ingénue, très beau. Il touchait tout le spectre de nos sentiments, avec la précision d'un bistouri ; il les mêlait, les altérait et les niait trois fois. La musique s'émancipait de l'interprète.
La mascotte avait entonné un air d'une lointaine origine balinaise, une mélodie qu'il serait inutile de décrire, une musique qui devait fuir tout pentagramme. Combiens d'humains avaient-ils entendu cette chanson ? Combien d'êtres humains, depuis le début des temps, depuis que l'homme est homme, avaient-ils eu le privilège d'entendre cette musique ? Juste Batis et moi ? Tous ceux qui avaient affronté à un moment donné la dernière bataille ?
Mais le paysage qu'un homme voit, les yeux tournés vers l'extérieur, est généralement le reflet de ce qu'il cache, les yeux à l'intérieur.
Nous ne sommes jamais très loin de ceux que nous détestons. Pour cette même raison, nous pourrions donc croire que nous ne serons jamais au plus près de ceux que nous aimons.