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Critique de Ingannmic


C'est lors d'une émission de la Grande Librairie avec Michelle Perrot et Mona Ozouf que m'est venue l'idée de lire cet ouvrage, plébiscité par les deux historiennes, de mémoire pour son intérêt d'un point de vue "féministe".
Je préviens d'emblée ceux qui seraient tentés de le lire pour en apprendre davantage sur la vie sentimentale mouvementée de l'auteure : si le récit est dense, il y est très peu question des détails intimes de sa vie. On ne peut d'ailleurs pas vraiment parler d'autobiographie dans la mesure où le texte ne suit pas toujours la chronologie des faits. Il s'agit au départ d'un recueil épistolaire, nourri des très nombreuses correspondances entretenues par George Sand, qui parut en feuilleton dans un quotidien, avant d'être publié en dix volumes. L'édition parue dans le livre de poche n'en compte qu'un, et en est une version allégée de la plupart des lettres dont la matière a servi de base à l'ouvrage.

Cette histoire d'une vie est surtout pour George Sand l'occasion de tirer de ses expériences personnelles et des événements du monde qui l'entoure des réflexions existentielles et des questionnements moraux. Elle-même précise d'emblée qu'elle ne veut pas écrire sa vie comme un roman, qu'elle a suivi un certain "laisser-aller de l'esprit", privilégiant la pensée, la digression et la libre association, dans un souci d'utilité général, le but étant de n'évoquer que "les douleurs qui peuvent atteindre tous les hommes".

Une grande place y est faite à l'enfance, dont elle revendique l'importance de conserver la candeur et la sensibilité primitive. Elle évoque d'abord longuement ses parents, insiste sur la double "extraction" qu'elle doit à un père issu d'un milieu aristocratique quand sa mère Sophie Victoire, fille d'un modeste travailleur parisien, vient du peuple. Chacun a un enfant issu d'une précédente union, et accepte sans peine celui de son conjoint. Son père, aide de camp du prince Murat, est souvent absent. C'est donc sa mère qui s'occupe d'elle. Cette femme à la personnalité forte et contradictoire, dénuée de tout complexe de classe, lui "développe très tôt le cerveau", lui apprenant à la fois à lire et à s'émerveiller des beautés de la nature. Enfant à l'imagination fertile, la petite Aurore compose d'interminables contes que sa mère appelle "ses romans".

Son père meurt à l'âge de trente ans dans un accident de cheval.

Bien que les deux femmes entretiennent des relations houleuses, sa mère la confie à sa grand-mère paternelle, afin que sa fille bénéficie d'une éducation plus complète. L'enfant grandit ainsi à la campagne, séjournant de temps en temps à Paris pour voir sa mère. Sa séparation d'avec cette dernière lui coûte effroyablement, mais l'air de la capitale ne lui convient pas. Aurore a besoin du spectacle continuel de la nature et ne supporte pas l'enfermement. Elle gardera cette prévention contre la vie en ville, dont "l'enfant (…) s'étiole trop souvent au moral et au physique dans la saleté chez le pauvre dans le mauvais goût chez le riche dans l'absence de goût chez la classe moyenne".

Elle entretient par ailleurs avec sa grand-mère des relations ambiguës, faites d'attachements et de rejets. Elle est déchirée par l'antagonisme qui l'oppose à sa mère, et le refus de son aïeule d'intégrer Caroline, sa demi-soeur, au cercle familial.

Mais elle bénéficie aussi d'une grande liberté. Même si, contrairement à sa mère qui n'a jamais réprimé l'invincible laisser aller de sa nature, sa grand-mère a une conduite plus solennelle, dont l'objectif est de lui inculquer "de la tenue", elle la laisse aussi s'exprimer avec une certaine tolérance. Car si Marie-Aurore de Saxe se montre intransigeante sur les rapports de sa petite-fille avec la branche populaire de sa famille (elle était fortement opposée au mariage de son fils), c'est sur d'autres points une femme éclairée, qui, si elle n'est pas athée - elle croit à "une sorte de religion naturelle préconisée et peu définie par les philosophes du 18e siècle"-, rejette tout dogme et toute forme de religion, haïssant les dévots qu'elle juge intolérants et hypocrites. L'enfance à Nohant est ainsi à la fois celle du goût pour le vagabondage, du jeu avec des petites filles berrichonnes d'origine modeste, et celle du besoin de cultiver son intelligence, qui se traduit entre autres par une "rage de lecture" qui entrecoupe de longues journées immobiles ses périodes d'activité fiévreuse. Elle conserve en grandissant une forte imagination, qui va jusqu'à la faire véritablement s'effrayer d'apparitions inventées.

Paradoxalement, elle tire par la suite de son séjour au couvent, où on l'envoie parfaire son éducation, beaucoup de joies, goûtant la camaraderie avec d'autres jeunes filles qui, pour certaines d'entre elles, resteront longtemps ses amies. Sa grand-mère finit par l'en sortir, inquiète de la dévotion qui s'empare à un moment de sa petite-fille, prise d'une sorte de crise mystique. Aurore a 16 ans, et perd peu de temps après sa grand-mère, héritant alors de Nohant. Elle lit Leibniz, Rousseau…, scandalise les commères en montant à cheval comme un homme. Sa mère la ramène ensuite à Paris, où elles entretiennent des relations conflictuelles qu'exacerbent le mariage d'Aurore avec Casimir Dudevant. le couple a bientôt un fils, mais l'entente se délite, les deux époux ont finalement peu d'affinités, et finissent par vivre la plupart du temps séparés.

George Sand ne s'étend pas sur sa vie sentimentale. D'un point de vue personnel, Elle évoque surtout ses liens avec ses enfants (la naissance d'une petite Solange a suivi celle de Maurice), s'attarde sur son installation - motivée par son fort besoin d'indépendance financière - à Paris où elle entame, après des débuts difficiles, sa carrière littéraire, s'exprime sur les nombreux amis qu'elle côtoie et dont elle s'enrichit intellectuellement (dont Balzac, Delacroix…). Parmi eux, certains sont ses amants, mais ce sont les notes de bas de page ajoutés par l'éditeur qui l'apprennent au lecteur…

Ni détail croustillant sur son intimité, donc, ni règlements de compte : l'oeuvre, écrite avec le recul, est empreinte de magnanimité, d'absence de rancoeur et d'empathie, y compris pour ceux avec lesquels les rapports ont parfois pu être orageux.

Elle évoque aussi régulièrement le contexte social et politique de cette période tourmentée qu'est la première moitié du XIXème siècle, héritier d'une Révolution sanglante, alternant entre monarchie et République. Elle exprime à plusieurs reprises l'importance qu'elle accorde à l'égalité entre les hommes, dont elle préfère considérer la valeur à l'aune de leurs oeuvres plutôt qu'à celle de leur extraction. Ses propres origines, mais aussi son amour de la nature, des animaux, l'ont amené à respecter sans condescendance le travail manuel. Elle-même n'éprouve ni amour ni besoin de possession ; financièrement indépendante, comme elle le souhaitait farouchement, elle est aussi très généreuse, incapable de refuser de donner de l'argent à ceux qui lui en demandent. Pour elle, "la vie individuelle n'a de sens qu'en se fondant avec l'individualité de chacun de ses semblables, l'affaire de la raison et de la conscience humaine (étant) de trouver l'harmonie entre identité et diversité".

Une autre constante traverse le récit, à la fois par l'intermédiaire de ses réflexions, mais aussi et surtout dans sa manière de vivre, c'est sa conviction de la valeur de la femme égale de celle de l'homme. Depuis son plus jeune âge, elle a renoncé à la coquetterie, par amour du travail manuel, du grand air, pour le plaisir de courir au soleil, refusant de se mettre sous cloche pour ne pas être hâlée et flétrie avant l'âge. Elle considère qu'une "belle robe est gênante, (que) les bijoux égratignent et (qu')en toute chose la mollesse des habitudes nous vieillit et nous tue", ne "veut pas être une poupée pimpante bien guindée et érudite qui tape sur un piano devant des personnes qui ne se soucient de personne", ou troquer sa liberté et sa personnalité pour une voiture, un écusson ou des chiffons…

C'est une femme de tête, au sens spirituel et intellectuel du terme, à l'esprit ouvert, curieux, mais aussi hantée de tendances mélancoliques voire dépressive. Alors qu'elle n'est qu'une jeune fille, déjà "la loi de propriété, l'héritage, la répression meurtrière ou la guerre litigieuse, les privilèges de fortune et d'éducation, les préjugés du rang et ceux de l'intolérance morale, la tuerie, l'oisiveté des gens du monde, l'abrutissement des intérêts matériels", la révoltent. Une révolte qui se mue en tristesse douloureuse, en un dégoût de la vie qui va parfois presque jusqu'au désir de mort, qu'elle précise avoir éprouver à plusieurs moments de sa vie, alimenté par le spectacle des tourments du monde.

L'ouvrage, malgré les coupes, est dense, et j'avoue que j'ai dû m'accrocher un peu vers la fin, sans doute un peu lassée des divagations parfois longues, et de l'aspect un peu décousu du récit. J'ai en revanche particulièrement apprécié les parties sur l'enfance et sur ses débuts littéraires à Paris (quand elle parcourt des mois durant la capitale vêtue en homme par manque de moyens). Et c'est avec le sentiment d'avoir fait connaissance avec une femme brillante, à l'esprit d'analyse pointu, et surtout fort attachante que j'ai refermé "Histoire de ma vie".
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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