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Critique de Jazzbari


Le roman, Harraga, expose la solitude et la dégénérescence. La solitude jubilatoire d'une femme et la dégénérescence multiple d'un pays. Il s'agit d'une femme de tête qui armée jusqu'aux dents, de sarcasmes et de poésie, sème désordre et tendresse sur son passage. Il s'agit d'un pays, l'Algérie, les pieds de laquelle s'embrouillent dans le cambouis de l'islamisme, l'autoritarisme, l'amateurisme, la sclérose économique, l'émigration des jeunes sans perspectives, les « harragas » ou brûleurs de route. Est-il possible de rompre cette pieuvre ?

Une question s'impose d'entée de jeu : « Notre vie nous appartient-elle en propre ? » Jusqu'où une solitude choisie et assumée nous appartient-elle en propre ? Cette interrogation surgit après l'irruption d'une déniaisée chez notre chère et solitaire narratrice. La visiteuse impromptue s'attife en plus d'un attirail tout particulier : l'adolescence, des strings et surtout une grossesse. Elle serait héraut du frère de la narratrice, brûleur de route, en partance pour l'Europe, Terre promise.

Cependant, sommes-nous déjà en présence d'une poudrière ? Toutes deux « folles à lier » pourront-elles faire bon ménage dans cette vieille et vaste demeure, héritée de colons célères et hantée par leurs fantômes ? Spectres en compagnie desquels Lamia a vécu jusque-là et qui sont à la fois des amis et des conseillers. Dépositaires aussi de multiples et séculaires secrets qui fourmillent dans cette demeure labyrinthique.

Déjà en guerre contre les carcans traditionnels auxquels toute femme en terre d'islam se doit de sacrifier, Lamia « a tiré un trait » sur le formalisme, fermé « portes et fenêtres » à tout prétendant et ce faisant entre de plain-pied « dans la pire des engeances en terre d'islam, celle des femmes libres et indépendantes.» Convaincue qu' « un condamné libre dans sa tête est plus vrai qu'un geôlier prisonnier de ses clés », la jeune pédiatre, en outre acariâtre et apostat, de trente-cinq ans a juré de faire la chasse aux islamistes et aux politiques, avec l'idée de les brûler vifs. Et pour cause, la dégénérescence dans laquelle dérive le pays leur est en partie imputable. L'autre responsabilité incombant aux coutumes rétrogrades entretenues par la vieille génération. Nul alors ne peut passer entre les mailles du filet de cette femme bien pensée. Des parents obscurantistes à l'administration, en passant par les politiciens et les islamistes, tout le monde en prend pour son grade.

Si Chérifa, la lolita de seize ans, est aussi rebelle et renégate que son hôte, elle allie en sus bouderie et égoïsme, légèreté et fugue, insouciance et désordre. D'abord réticente, Lamia finit par apprécier la présence de cette jeune récalcitrante qui atténue d'une certaine manière sa grande solitude et son dégoût du quotidien. Elle s'engage alors à l'initier à la culture », étant « le salut » et l'arme de libération contre l'obscurantisme ambiant. Mais l'ignorante et l'insolente se montre imperméable à toute instruction et ouverture d'esprit.

Disputes, fugues, regrets et réconciliations jalonnent leurs relations à la fois passionnelles et sans cesse conflictuelles.

Après une énième fugue, la fille enceinte ne fait plus aucun signe. Confite en regrets et culpabilité, Lamia passe au peigne fin Alger, hôpitaux et cantines universitaires entre autres. L'administration percluse dans l'impéritie et écho de la nomenklatura ne lui procure aucune aide. Bouleversée, tourmentée par la disparition de celle qu'elle considérait désormais comme sa fille, elle se rend bien compte que « notre vie ne nous appartient pas en propre. » La solitude bien que choisie comporte bien des limites et des failles ; l'amour, quel qu'il soit, étant la seule corde nous liant à la vie. L'essence de laquelle est partage et présence de l'autre.

Finalement, elle reçoit l'appel d'un couvent où la jeune fille a été recueillie avant de mourir. Par bonheur, son bébé vit. Une fin métaphorique symbolisée par le couvent et l'accouchement.

Le couvent personnalisé par la figure pieuse et généreuse de la mère supérieure est vu comme l'émanation spatiale d'une religion en paix avec elle-même, éclairée et ouverte. « La religion, ça devait être uniquement ça : contempler le monde en silence et se tenir aux aguets de ses convulsions et de ses murmures. Pas besoin de troupes et de canons. Des mots, des soupirs, des regards, ça suffit. » L'auteur définit là ce que doit être une religion et érige le christianisme en modèle de tolérance et d ‘ouverture. Un vrai pied de nez à l'islam rigoriste, violent et borné.

Quant à l'accouchement, ne figure-t-il l'avènement d'une nouvelle Algérie à la croisée de la liberté et de la tradition, de la lumière et de la foi, de la transcendance et de l'humanisme ? Boualem Sansal exhorte sans doute l'islam à s'inspirer du christianisme, plus ouvert et plus en phase avec le monde moderne.

Harraga est le diagnostic d'un pays rongé par un chancre multiforme : islamisme, impéritie, autoritarisme, émigration. Examen sans concession magistralement menée par une femme de caractère, pédiatre de son état. Née du « tremblement » de 1962, l'Algérie n'avait pas besoin de contracter ce cancer originel.

Un roman fantomatique, solitaire et épicé d'humour. La langue est subtile, mêlant sublime, familier et poésie. Un roman tout bonnement extraordinaire.
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