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Critique de Melpomene125


L'Italie et la Mafia… Serait-ce un cliché, un mythe, une délirante théorie du complot ourdie par les xénophobes qui pointaient du doigt jadis les « ritals », les immigrés italiens, pour les dénigrer ?

Roberto Saviano bat en brèche les idées reçues avec cette enquête minutieuse sur l'univers du crime organisé qui est aussi une analyse pertinente du monde contemporain, des excès de la mondialisation et du capitalisme sauvage où tout devient une marchandise, une source de profits, de business : des produits stupéfiants aux armes en passant par l'être humain.

Gomorra dénonce le fonctionnement du système mafieux en Campanie et à Naples. Les familles mafieuses se réunissent autour de leur chef, que nous appelons « le parrain » depuis le film de Francis Ford Coppola qui a médiatisé ce système très codifié. Elles se livrent parfois des guerres de territoire et de succession sanglantes. La Camorra domine la vie économique et commerciale de la Campanie comme Cosa Nostra domine celle de la Sicile et la ‘Ndrangheta celle de la Calabre. Son fonctionnement est similaire à celui d'une multinationale du crime et ses leaders ont intégré les codes de l'entreprise et de la mondialisation. Les chefs d'entreprise locaux, s'ils veulent du travail, sont obligés de devenir des salariés de la Camorra car, lorsqu'un appel d'offres est lancé pour obtenir un marché public, c'est elle qui envoie ses sous-traitants. Il s'agit d'une manière de réinvestir et blanchir l'argent, y compris à l'étranger, en construisant, par exemple, des immeubles en Espagne, sur la côte maritime.

La Camorra est profondément enracinée et bénéficie de la complicité de certains politiciens et de certaines industries, notamment pour le traitement illégal des déchets toxiques. Elle offre des prestations à très bas coût et enfouit les déchets toxiques du Nord dans la campagne du sud de l'Italie. Elle se positionne aussi, avec les Chinois, sur le marché du textile et de la contrefaçon des grandes marques. Elle a des ateliers clandestins où les Italiens du Sud travaillent au noir, ce qui permet de fabriquer des vêtements de luxe discount, de les revendre dans le monde et de faire ainsi de la publicité pour les grandes marques. Elle règne enfin en maître sur le B.T.P. et le trafic d'armes ; sur le B.T.P., grâce à ses ouvriers bon marché car sans protections sociales et travaillant sur des chantiers qui ne respectent aucune norme de sécurité ; sur le trafic d'armes car la mafia albanaise leur fournit un accès direct aux arsenaux militaires des pays de l'ancien bloc de l'Est. Les camorristes sont les principaux pourvoyeurs des guérilleros d'Afrique et d'Amérique latine.

Ce livre, à la fois édifiant et effrayant par rapport aux mécanismes cyniques qu'il décrit et qui profitent apparemment à beaucoup de monde, m'a fait découvrir les nouvelles formes du crime organisé, difficiles à démasquer pour les magistrats, les enquêteurs, tant elles se cachent derrière les pratiques habituelles du capitalisme : l'entreprenariat, l'argent qui coule à flot, le profit, le business, la réduction à tout prix des coûts salariaux, un accroissement toujours plus grand des marges de bénéfices etc.

Son auteur connut un succès d'édition qui médiatisa le phénomène. Avant lui, de nombreux journalistes d'investigation et magistrats tentèrent de s'attaquer à ce problème, au péril de leur vie, comme les juges assassinés Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. le reportage "Italie et Mafia, un pacte sanglant" de Cécile Allegra et Mario Amura leur rend hommage et va jusqu'à évoquer la thèse d'un pacte entre l'État italien (en particulier la démocratie chrétienne de Giulio Andreotti) et la mafia sicilienne. Il remonterait à la Seconde Guerre mondiale et au débarquement des Alliés en Sicile, rendu possible grâce à l'aide d'un gangster italo-américain en prison, Lucky Luciano. Il contrôlait les dockers new-yorkais et pouvait donc obtenir des renseignements sur les éventuels espions allemands. Il fut, en effet, curieusement libéré à la fin de la guerre et rentra en Sicile où il reprit ses activités criminelles. Les chefs mafieux de Cosa Nostra remplacèrent les fascistes de Mussolini à la tête des villages. L'écrivain sicilien Leonardo Sciascia, auteur du Jour de la chouette, évoque également le pouvoir de la mafia, longtemps nié : la célèbre omerta, et le « préfet de fer » Cesare Mori, nommé par Mussolini, bien qu'il ait critiqué les fascistes, pour éradiquer la mafia. Pour cette raison sans doute, le nom de Mussolini en Italie, pendant longtemps, ne fut pas aussi honni que celui d'Hitler, son allié nazi.

Pour sortir définitivement des clichés, la mafia ne concerne pas que l'Italie mais malheureusement bien d'autres pays, comme l'Albanie, la Colombie, le Mexique où le cartel de Juárez a rendu cette ville célèbre pour sa violence et son taux de criminalité. Quant au cartel de Sinaloa, il n'est pas en reste. Son chef, El Chapo, évadé de prison, a rencontré Sean Penn et a même failli avoir droit à un film sur sa vie, comme Lucky Luciano en son temps.
Qu'est-ce qui motive ces hommes – et parfois ces femmes ? le fric facile ? La célébrité ? Pas forcément. El Chapo a dit qu'il n'avait eu que cette opportunité, rien d'autre à faire dans le coin pourri où il est né et où son père était fermier, cultivateur de pavot à opium ; le Colombien Pablo Escobar avait même lancé le programme « Medellín sans taudis » pour tenter de résoudre le problème avec l'argent sale de son cartel de la drogue. Corleone, petit village sicilien d'où est partie Cosa Nostra, n'était pas non plus un exemple de prospérité économique. Quant aux bédouins du désert qui vendent des migrants érythréens et font ainsi de la traite humaine en complicité avec des passeurs, des réseaux de trafiquants, ils se justifient eux aussi en disant que c'est le seul moyen de survivre, à l'heure actuelle, dans ces contrées hostiles. le bouleversant reportage "Voyage en barbarie" de Cécile Allegra et Delphine Deloget, qui a eu le prix Albert Londres, le montre très bien. Dans certains endroits de la planète, il ne fait pas bon vivre ou naître. Qui sommes-nous pour les juger ? Aurions-nous fait mieux à leur place ?
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