Vous avez un peu de varech sur la joue. Non, ne vous excusez pas, après 708 pages, c'est la moindre des séquelles. Parce que,
Les Marins ne savent pas nager, en termes d'ambiance iodée, ça envoie. Pas à bord depuis trois lignes qu'on a déjà du sable sous les dents, le fond des chaussettes humides et le ventre peu rassuré de celui qui n'a pas le pied marin. C'est bien simple, ce livre est une immersion.
Nous voilà au XVIIIe siècle, quelque part au large dans l'océan Atlantique. Les Anglais, les Français, les Italiens, les Amériques sont dans un paysage plus ou moins lointain mais le coeur de l'histoire se concentre sur l'île fictive d'Ys. Escarpée, découpée comme de la dentelle, elle abrite autant de criques que de baies, de raz que de dangereuses passes. Sur la route des grandes navigations, c'est le lieu de tous les naufrages, de tous les sauvetages. Habitée de pauvres ères que l'on distingue à peine des roches, elle est aussi peuplée de vaillants et fortunés marins, de riches armateurs et de brillants juristes, autant d'hommes et de femmes constituant la société policée de la citée. Depuis un temps reculé, ces derniers doivent à leur valeur leur établissement dans la ville et lorsque l'un d'eux meurt, se libère une place pour celui qui, chaudement recommandé, pourra à son tour devenir citoyen et passer les équinoxes enfin au sec.
Pour tous les autres qui n'auraient pas eu cette chance de guetter tranquillement les grandes marées depuis la citée fortifiée de l'île d'Ys, derrière leurs fenêtres closes, la vie se passe à bord d'une embarcation ou, le plus souvent, dans quelque grotte humide d'où n'importe quelle bourrasque promet de vous déloger. S'organise ainsi l'existence en fonction de votre statut. Vous pouvez être fils de citoyen mais n'avoir plus aucune protection dès lors que vous devenez orphelin. A vous les plages où récolter les boutons de culotte, petits coquillages ou imperceptible trésor que vous tenterez de monnayer contre un quignon. A moins que, mieux lotie par la nature ou moins abimée par vos années de maraude maritimes, vous deveniez invitée, maîtresse, compagne, protégée d'un illustre citoyen de la citée… jusqu'à son prochain caprice.
Vous pouvez ainsi être Danaé Poussin, une fille démunie dont on suit le parcours au fil des hommes qui le constitueront. D'un duelliste érudit et bienfaisant à d'autres asticots moins regardants. D'une enfance sur les grèves à une vieillesse à fond de cale, c'est la trajectoire de Danaé qui sert de premier plan à la narration. Pourtant, à mesure que le livre se déploie, les moeurs des Issois, leurs rites et moyens de survivre prennent une importance sans cesse grandissante. Chaque chapitre commence ainsi par une petite présentation générale qui imite les livres d'histoire et relate tel ou tel particularisme du peuple issois, tel fait et la trace qu'a laissée sa légende dans l'histoire de l'île. Evidemment, c'est aussi un avant-goût de la thématique qui sera développée par la suite de la narration et relative cette fois à Danaé et les siens. Mais petit à petit, à mesure que des péripéties dans l'existence des personnages en sont le prétexte, on prend connaissance des principales moeurs et des hauts faits politiques du peuple issois. Et on laisse de plus ou plus s'effacer la préoccupation que l'on avait de la destinée de nos protagonistes.
Mais qu'importe les vies particulières, dans une langue rocailleuses aux délicieuses tournures surannées, patoisantes, ça proteste contre les coups du sort, ça clame la honte qu'il y aurait à ne pas être digne, ça pille les naufragés, ça se fait naufrageurs. Ca rêve de profiter de d'une des rotations pour devenir citoyen à son tour. Et tandis que ça beugle, étripe le poisson, défie quiconque d'être plus fier, soufflent les grains, meuglent les déferlantes. Bref, ça finit souvent trempés, et nous avec.
D'habitude, je ne lis pas ce genre d'ouvrage. C'est une dystopie qui peut s'apparenter à la fantasy (ce qui m'arrange bien, rapport à un certain challenge) et à ces deux titres, ce n'est pas ma tasse de thé. Mais c'est un cadeau de Noël de la part de mes garçons. L'ainé s'est rendu dans une librairie, a écouté les conseils et a pensé que ça me plairait. Ce qui a fait fondre mon coeur et vaut toutes les recommandations. Avec ce regard, j'ai oublié que mon couchage crissait sous le sel et que je n'aimais pas le biscuit de mer moisi. J'ai accepté cette ethnographie idéalisée d'une peuplade inventée et j'ai passé, finalement, un assez bon moment.