Deux petites bourgeoises

Elle offre à Esther un foulard en mousseline de soie avec des fleurs beiges et roses, Esther l'a longtemps gardé jusqu'à ce qu'il disparaisse, comme tant d'autres choses, sans qu'on s'en rende compte, un jour il n'est plus là.

Esther et Héloïse se rencontrent donc en sixième, elles sont dans la même classe à l'école alsacienne, une école privée parisienne, une école pour bougeois libéraux, les pires, ceux qui ont toutes les chances, sans les règles, qui pensent être du bon côté parce qu'ils sont de gauche, qu'ils échapperaient à cette accusation, " Bourgeois ! " . Sale race.

Nos morts sont aussi injustes que nos vies mêmes, certaines douloureuses, longues, pénibles, cruelles, violentes, et d'autres tranquilles, le coeur qui s'arrête d'un coup d'une femme assise sur un fauteuil en rotin dans son jardin, un homme entouré qui vient de se coucher, pousse un léger cri, voilà, c'est terminé.
Il y a l'âge acceptable et celui qui ne l'est pas.

[ Jardin du Luxembourg ]

Ces bronzes, ces grands arbres, ces pelouses taillées, ces tulipes jaunes et rouges dessinent leur décor, elles ne sont pas blasées, leurs parents leur ont montré combien tout cela est beau, elles admirent, mais elles ont tellement l' habitude de voir de la beauté autour d'elles.

Héloïse s'inquiétait pour Esther. Arrête de ruminer. Avance. Laisse tomber ce qui ne marche pas.
Esther fait le contraire, elle est obsédée, elle perd du temps, elle s'obstine sur des évènements, des gens qu'elle a perdus en espérant qu'ils reviennent alors qu'ils sont morts ou qu'ils ont disparu de sa vie. Elle est lente avec le chagrin, (...)

En mai, François Mitterand est élu président de la République, les parents d'Héloise son effrayés ; ils ont voté pour Valery Giscard d'Estaing. Ils avaient été invités à prendre le café par Anne-Aymone à Brégançon en voisins, le président avait pris quelques minutes pour les saluer, ce qui avait alimenté leurs dîners en ville pendant plus d'une année.

Au Moyen Âge, la crainte était de mourir brutalement, sans pouvoir se préparer, sans être accompagné par des paroles et des gestes, sans parler une dernière fois à ses proches, dire ce qu'on avait à leur dire, la mort était apprivoisée (selon l'expression de Philippe Ariès). Et mourir seul et sans adieu était la plus grande crainte. Cette mort innommée, sauvage, est aujourd'hui la nôtre.

[...] l'argent ne l'intéresse pas, elle n'en parle pas, n'en cherche pas. Et ce désintérêt est bien la preuve qu'elle est une bourgeoise, il faut ne pas avoir eu peur de manquer pour être dans l'illusion que l'argent n'a pas d'importance.

Esther arrive à un âge auquel elle connaît de nombreux morts, où chaque année il faut supprimer de son portable des numéros, elle attend toujours trop longtemps, six mois, un an, on ne sait jamais, une autre fable, si le mort revenait, s'il apprenait qu'il a été effacé,(...).

Elle peut donc conclure que cette fin du XXe siècle voit l'arrivée d'une nouvelle classe bourgeoise, issue de la révolution de 1968, prête à s'offrir les avantages de leur réussite sociale, sans les inconvénients.