J'ai pensé : c'est ça, les vies. Ça ne se brise pas sur le coup, à un moment précis. Après, avec surprise, on constate la brisure.
J'aimais mon frère caché dans cette musique. Je l'aimais comme on n'ose même pas aimer Dieu, et comme je n'ai jamais aimé une femme. Je mens [...] Quand on pense à quelqu'un en écoutant de la musique les larmes aux yeux, ce n'est pas sur lui qu'on pleure, mais sur la musique, ou sur celui qu'on était quand il était encore là.
On ne commence à écrire que quand il est trop tard.Quand il n'y a rien d'autre à faire.Quand c'est mieux que rien.Quand on n'en est pas sûr.Quand on n'est plus sûr de rien.On écrit sur ce qui s'est passé ou sur le contraire de ce qui s'est passé;on retourne les souvenirs comme les doigts d'un gant;on efface les silences infinis sous des dialogues bavards;on ravaude par des phrases les trous d'une vie,avec la patience de Loné raccommodant les pulls des petits Forger.
On ne devient pas écrivain.On l'a toujours été et on ne le sera jamais vraiment.On ne décide pas ces choses là.Pas plus que le reste.On ne décide rien de nos petites affaires.On survit,à force de gestes,de travail,d'oubli.
Jamais je ne saurai ce qui s'est réellement passé.C'est pour ça que j'écris.Sur ce que je ne sais pas,sur des trous de mémoire,des mensonges,des silences,des mots insensés,des gestes absents.Pour représenter ce qui n'a jamais été présent et faire voir des scènes où je n'étais pas.
C'est ça, mourir, laisser à une autre personne le soin de refermer la parenthèse des dates d'une vie.
Ecrire, c'est passer le pont, et laisser les fantômes venir à sa rencontre. Pour les tuer. Se débarrasser des êtres du passé, pour qu'ils nous rendent la paix. On entre en eux de force, avec nos mots. On leur prend les leurs. On transgresse leurs limites. On leur fait la peau. Il n'y a pas de mobile, et les victimes ne sont pas là pour accuser. Écrire est un crime parfait.
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Je me dis:mon Dieu faites que je sois vivant quand je mourrai, une phrase que j'ai lu sans doute.
Pour oublier il faut que j'écrive.
Les hommes à femmes sont des hommes sans père.