Cet homme qui a tant vécu avec les hommes, ce favori des princes, des grandes dames de Milan et de Florence, ce maître passionnément aimé par ses disciples, a pris la face d'un solitaire. N'est-ce pas qu’il porte en lui la vision d'un monde nouveau, Moïse d'une terre promise qu'il contemple de loin, dans laquelle il n’entrera pas ? - 246 -
Plusieurs peintres avaient, avant le Vinci, représenté le dernier repas du Christ avec ses disciples : Giotto dans la chapelle de la Madonna dell'Arena à Padoue, Andréa del Castagno dans sa fresque du couvent Santa Apollonia, Domenico Ghirlandajo dans le réfectoire du couvent Ognisanti, à Florence. Léonard aborde le sujet avec des préoccupations nouvelles. Il n'est ni un conteur charmant, à la façon des primitifs, ni un pur décoratif, à la façon des maîtres florentins. « Rival de la nature », il veut faire des vivants. Pour représenter la Gène, il l'imagine en historien et en psychologue autant qu'en poète.
La grande oeuvre pittoresque de Léonard, à Milan, c'est la Cène qu'il peignit dans le réfectoire du couvent dominicain de Sainte-Marie-des-Grâces. La peinture n'a pas d'oeuvre qui soit plus célèbre et moins réellement connue. On a écrit sur elle des commentaires qui ont trouvé des commentateurs. A peine achevée par le maître, elle était reproduite par ses disciples. Les anciennes copies, que l'on voit à Milan, au Louvre, à l'Ermitage, à la Royale Académie, sont attribuées à Marco d'Oggione, bien que toutes ne puissent être de la môme main.
Déjà le savant apparaît dans l'artiste, déjà se révèle la merveilleuse harmonie des facultés contraires qu'il concilie. Un instinct très sûr précède en lui la réflexion. C'est assez qu'il obéisse à sa nature, pour que se manifeste un génie fait d'observation précise et d'ambitieuse audace.
L'oeuvre de Vasari est précieuse, parce qu'elle nous donne l'image que les artistes avaient laissée d'eux-mêmes dans l'esprit de leurs contemporains et de leurs élèves. L'homme se révèle par sa légende plus encore peut-être que par son histoire.
Souvent on lui reproche d'avoir été autre chose et plus qu'un peintre ; déjà ses contemporains se plaignaient qu'il ne donnât point à l'art les heures qu'il consacrait à la science. Ces plaintes sont vaines. En fait, il est un des plus rares peintres qui aient existé, et son art exquis est; fait précisément de ce subtil mélange de curiosité et d'émotion, de vérité et de tendresse, d'observation et de fantaisie, de réalisme et d'idéal.
On peut dire sans paradoxe qu'après quatre siècles de gloire, Léonard de Vinci n'a été vraiment connu que de nos jours. On savait vaguement que ce grand artiste, avide de toute science, avait laissé de nombreux manuscrits, dont l'écriture renversée (de droite à gauche) semblait faite pour dérouter les curieux. On sait aujourd'hui que le savant est l'égal de l'artiste.