L'art, pour Carrière, n'est pas un métier qui nourrit ou enrichit son homme, dont on se distrait par le plaisir ; son art est mêlé à sa vie jusqu'à ne s'en pas distinguer; il est le langage de ses douleurs et de ses joies, sa pensée de tous les instants, sa morale et sa religion, l'action intime, l'expérience positive qui lui a révélé tout ce qu'il sait.
La vie d'Eugène Carrière nous intéresse parce qu'elle trahit de son esprit et de son caractère, par ce qui la rattache à son art et contribue à nous en donner l'intelligence. Regardée du dehors, je n'en sais pas de plus simple, de plus banale, mais elle prend par là même quelque chose de général et d'humain ; elle nous présente l'exemple d'un homme qui, sans à coup, sans rien brusquer, entre en possession de lui-même ; elle enseigne aux gens pressés ce que donne de courage dans la lutte, de force pour la soutenir, de sérénité dans les épreuves inévitables, la fidélité inviolable à l'idéal supérieur qui libère ses serviteurs de toutes les autres servitudes.
C'est dans la vie même, dans l'effort pour la vivre tout entière, sans en rien sacrifier, qu'il a cherché la révélation de lui-même, "À l'école, les camarades ne parlaient jamais que de soulever des montagnes, je leur répondais que les montagnes sont faites de grains de sable. " Nul plus que lui peut-être n'a été entouré de littérateurs, d'esthéticiens ; ils ont disserté tout à leur aise ; il les a laissés dire avec complaisance et distraction ; il a poursuivi sans hâte le labeur continu qui peu à peu met l'artiste dans son oeuvre.
En 1877, avec la vaillance tranquille de l'homme qui a des réserves de courage, et « qui consent à la vie », il associait à sa rude destinée la femme, dont l'image est si intimement mêlée à son art, si inséparable de sa pensée, qu'il semble qu'elle en soit née ou que, lui ayant été accordée par je ne sais quelle harmonie préétablie, il n'ait eu qu'à la reconnaître pour la choisir.
Le grand intérêt de la vie de Carrière est dans cette sincérité, dans ce refus à tout mensonge, dans cette patiente découverte de soi, dans cette volonté de ne rien fausser, d'être réellement l'homme qu'il est.