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Critique de batlamb


Victor Segalen écrit ce journal de voyage avec un objectif bien défini : confronter l'imaginaire au réel, dans le cadre de la Chine du début du XXème siècle. Quelle belle idée ! C'est pourquoi j'ai sauté sur l'occasion de découvrir cet auteur.

Mais la partie imaginaire de cette oeuvre ne m'a pas franchement comblé. Dès les premiers chapitres, Segalen se disperse en expressions grandiloquentes : l'ascension de la montagne anticipée comme une « conquête » ou une « domination divine », la descente et la remontée du fleuve comme un « abandon femelle », puis une « domination mâle »… Quant au monde intérieur, il est assimilé à une « chambre aux porcelaines » qui doit « conquérir » (encore !) le monde extérieur. Les termes martiaux et sexualisés (auxquels on pourrait ajouter « prendre possession », « orgie », etc.) se bousculent à travers le livre, si bien qu'il devient difficile d'envisager que la porcelaine reste en un seul morceau à l'issue du périple. Nous avons là un occidental qui joue les barbares en Asie, mais dans un registre hélas plus premier degré qu'Henri Michaux.

Malgré ces nombreuses lourdeurs stylistiques, Segalen manifeste un esprit curieux, capable de poser un regard ironique sur la dépouille d'un prêtre missionnaire abattu par des brigands (confrontant la réalité sordide de son cadavre à l'image d'Épinal des martyrs chrétiens), ou de s'approprier une petite idole locale et d'en faire son « dieu du voyage ».

Il y a aussi de beaux passages, comme celui où l'on découvre une grande ville chinoise de l'époque, dans toute son agitation de senteurs et de couleurs. Pour ne rien gâcher, cette description du réel est précédée d'une anticipation imaginaire plus fouillée. le fantasme et le concret s'opposent en deux tableaux successifs, avec même des tableaux dans les tableaux :

« il traîne dans les rues des peintures sombres et farouches, où parmi des auréoles de bleu vif, sur un fond rouge, d'épouvantables et féconds dieux membrés, pénètrent des parèdres ravies et renversées, en agitant dix bras et cent doigts devinés dans la nuit d'un fond de fumée ; ce sont les peintures Tibétaines »

Dans les chapitres réussis, on peut aussi citer les pérégrinations dans les vallées reculées de la Chine, qui font affleurer la vision d'un village hors du temps, où le réel et l'imaginaire ne peuvent plus se démêler ; puis une intéressante critique du topos de la description des paysages dans les récits de voyage : « Souvent le rythme de la vision s'est par avance cliché dans des phrases et découpé dans des alinéas. » Fidèle à la mission qu'il s'est donnée, l'auteur tente donc de déconstruire le paysage préexistant dans ses fantasmes, et renverse les descriptions habituelles des montagnes, qui deviennent rassurantes en leurs hauteurs et violentes dans les formes minérales éclatées de leurs vallées.

Ces chapitres illustrent le potentiel de l'oeuvre. Mais dans l'ensemble, le style ampoulé de l'auteur peine à offrir une vision de la Chine qui me satisfasse. Et certainement pas lorsque Segalen, dans sa position de privilégié, se livre à une satire hautaine de la condition des porteurs montagnards (qualifiés de « bétail humain »). En somme, ce que l'on entraperçoit du réel est intéressant, mais cela est voilé par un imaginaire très inégal. Heureusement pour lui, Segalen est davantage satisfait de la musique de sa prose, comme le montre cette jolie citation finale :

« Dans ces centaines de rencontres quotidiennes entre l'Imaginaire et le Réel, j'ai été moins retentissant à l'un d'entre eux, qu'attentif à leur opposition. — J'avais à me prononcer entre le marteau et la cloche. J'avoue, maintenant, avoir surtout recueilli le son. »
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