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Critique de SarahBruxelles



Avec ces morceaux choisis de la littérature japonaise, la traductrice et poétesse Ryoko Sekiguchi nous emporte dans un nouveau voyage aux confins de l'art culinaire. Quel art permet de repousser les limites de l'expérience du goût, des textures, des parfums, des formes et de l'esthétique de la cuisine si ce n'est la littérature? C'est ce que pourraient illustrer les dix récits présentés dans cette anthologie, le club des gourmets, en particulier le texte éponyme inédit de Jun'Ichiro Tanizaki qui referme avec brio le recueil.

Une fois plongé dans la littérature japonaise, quelle que soit l'époque explorée, on est frappé par l'importance de la place réservée à la thématique culinaire. Écrire à propos de nourriture, de cuisine et de boisson fait en effet partie intégrante de la matière à écrire des romanciers et poètes japonais, tandis que dans d'autres cultures, ces thématiques sont reléguées dans des catégories littéraires à part, à priori exclues du domaine des arts et couvertes d'un voile de pudeur qui les renvoient à l'intime.

Dans les dix nouvelles de ce recueil, la nourriture et les breuvages tiennent lieu de quasi personnages, offrant au lecteur une clé supplémentaire pour saisir le monde dans lequel se déroule l'intrigue ou l'instant choisi. Ce que les protagonistes consomment et la manière dont il consomment sont autant de marqueurs de leurs appartenances sociales, des temporalités et des conflits qui les traversent. L'univers culinaire joue ainsi le rôle d'un puissant vecteur de transmission culturelle.

Ce recueil de textes donne un aperçu de la manière dont les écrivains japonais issus d'époques et de genres variés usent des scènes de table comme supports narratifs et symboliques particulièrement efficaces pour exprimer les émotions qui les travaillent, le rapport à soi ou à l'autre, pour évoquer la disparition, les épreuves, un retour à la vie ou encore la recherche obsédante d'une perfection sensuelle.

Qu'ils soient drôles, fantastiques ou poétiques, ces dix textes sont l'occasion d'explorer un nouveau pan de la littérature japonaise tout en (re)découvrant les mets et les saveurs de l'incroyable grammaire de l'art culinaire japonais. Ils offrent en outre un regard neuf et multiple sur l'esthétique, l'imaginaire et l'histoire du japon. J'y ai aussi entrevu, avec le regard forcément tronqué de mes yeux d'occidentale, la vigueure du sentiment de fierté, un tropisme assidu pour le défi et la quête effrénée de l'ultime raffinement qui font le sel d'un peuple, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire.
On apprend ainsi que dans les années quarante, la nostalgie a conduit un éminent gastronome japonais à l'effronterie dans le plus célèbre restaurant de Paris, que boire du saké froid avant la guerre relevait de la plus basse des vulgarités, que l'acte d'incorporation des aliments peut confiner à la menace ou s'associer à la plus voluptueuse des sensualités, mais aussi qu'il existait des best seller de cuisine au 17ème siècle et que la faim elle-même, tout comme la neige, peut se déguster...

J'ai été particulièrement touchée par le poème poignant de Kenji Miyazawa, Matin d'adieu, qui évoque avec une infinie délicatesse et beauté les moments qui précèdent la disparition de sa petite soeur. La création de son offrande ultime, représentée par deux bols ébréchés qui contiennent une crème glacée céleste, est d'une fraîcheur et inventivité incroyables.


“(...) la neige fondue tombe et mouille tout
pour te donner à goûter la neige-pluie
je suis sorti sous le noir grésil
comme un boulet gauchi
à la main nos deux bols ébréchés
aux motifs de brasenia bleus
depuis les sombres nuages couleur de bismuth (...)”


Et enfin, mention spéciale pour la dernière nouvelle - la plus longue du recueil - le Club des gourmet de Tanizaki, un texte extraordinaire qui nous plonge dans une sorte de science fiction sensorielle à l'imaginaire protéiforme, à la limite du délire éveillé. Ce texte emporte nos sens dans des associations aussi étranges, savoureuses - parfois répugnantes - qu'efficaces. Je suis entrée dans le texte comme on entre en sidération, captivée par son décours et ses sauts inattendus, comme on visiterait un paysage inédit qui serait constitué de textures, de plantes et de matières inconnues et au contact desquelles on perdrait tous nos repères. le texte ouvre ainsi un imaginaire foisonnant et foutraque qui nous plonge dans une délicieuse confusion des sens. L'auteur pousse l'exercice et l'imaginaire au plus loin qu'il semble possible de nous conduire, au risque de s'enfoncer sur le terrain de la folie.


“(...) Je vous ai dit tout à l'heure que le dîner de ce soir n'était pas un dîner de cuisine ordinaire mais un dîner de magie gastronomique. Mais je voudrais préciser que ce n'est pas pour le plaisir de me singulariser que j'ai fait appel à la magie. Ce n'est pas par incapacité à créer de véritables recettes que j'ai essayé de vous enfumer par la magie. Mais j'estime qu'il n'y a point de voie de la gastronomie véritable qui n'use de magie…”


Cette anthologie se déguste avec les yeux, la langue, la gorge, les papilles et le ventre. Tous nos sens sont sollicités, comme pris sous la coupe d'un chef d'orchestre endiablé, avec une vivacité telle qu'en tournant les pages, nous sommes près de véritablement percevoir des goûts et des saveurs.


En cette période de confinement qui nous prive de nombreux mets et saveurs, cette lecture a été un plaisir particulièrement intense. Ryoko Sekiguchi nous démontre à nouveau la puissance de la littérature et son incroyable pouvoir de transgression, la magie dont elle peut user pour nous donner à voir, sentir et vivre par le biais des mots et de l'imaginaire, avec humour, gravité et cette sorte de fatalisme esthétisé à l'extrême si caractéristique de la philosophie japonaise.

Esthètes et amateurs de culture japonaise, je vous conseille vivement de tester vos capacités d'évasions avec cette lecture. Plaisir et voyage garantis.

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