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Citations sur Le ravissement des innocents (35)

Elle avait cessé d'être Folasadé Somayina Savage pour devenir la représentante d'une nation générique ravagée par la guerre. Sans attributs. Ni odeur de rhum. Ni posters des Beatles. Ni couverture en tissu kente jetée sur un grand lit. Ni portraits. Rien qu'une nation ravagée par la guerre, désespérante, inhumaine, aussi humide et chaude que n'importe quelle autre nation ravagée par la guerre du monde. "Je suis désolé, déclaraient-ils, branlant du chef comme on le fait à la mort d'un vieillard. C'est vraiment dommage" (pas tant que ça, plutôt dans le sens de "c'est ainsi que vont les choses ici-bas"), sans l'ombre d'une surprise dans le regard. Après tout, on n'arrêtait pas de trucider les pères aux larges épaules et aux cheveux de laine d'enfants originaires de pays chauds ravagés par la guerre, n'est-ce pas ?
Comment les choses en étaient-elles arrivées là ?
Elle ne regrettait pas Lagos, la splendeur, la vie formidable, l'impression de richesse - mais son identité livrée à l'absurdité de l'histoire, l'étroitesse et la naïveté de son ancienne individualité. Puis elle cesserait de s'intéresser aux détails, à l'idée que les attributs conféraient une forme à l'existence. Une maison ou une autre, un passeport ou un autre. Baltimore, Boston, Lagos ou Accra, vêtements élégants ou de seconde main, fleuriste ou avocate, la mort ou la vie - en fin de compte, rien n'avait beaucoup d'importance. S'il était possible de mourir sans identité, dissocié du moindre contexte, on pouvait vivre de cette façon.
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A peine soixante seconde plus tard, la fillette revint au pas de course, tenant le poignet décharné d'un enfant qui semblait être son frère. Un sourire radieux aux lèvres, le garçon était animé d'une gaieté indomptable, une qualité que Kweku n'avait remarquée que chez les enfants vivant dans la misère à proximité de l'équateur: la faculté instinctive de se moquer du monde tel qu'il est, d'y trouver matière à rire, un enthousiasme inextinguible devant tout et rien, inexplicable étant donné la situation.
La situation les amuse.
Kweku l'avait remarqué au village, chez ses frères et sœurs, chez l'une en tout cas: sa sœur cadette, morte à onze ans d'une tuberculose curable. Plus jeune, il avait pris cela pour de la sottise, le ravissement des innocents. Une sorte d'incapacité à voir les choses. A son sens, il fallait être aveugle ou idiot pour être si souvent heureux dans ce village, dans les années cinquante. Il se trompait. Sa sœur était aussi lucide que lui, il avait fini par le comprendre la nuit de sa mort [...] il lui avait caressé le visage et répété: "Tu ne vas pas mourir. - Si", avait-elle murmué en souriant, les yeux étincelants.
Et elle avait expiré, un sourire gravé sur son visage émacié, sa main dans celle de son frère, qui avait posé la sienne sur son cou, grands yeux rieurs, qui s'écarquillaient et se vitrifiaient tandis qu'il les regardait, percevant qu'elle avait vu au-delà. S'était moquée de la mort. (Il les reverrait plus tard en Amérique, surtout dans la salle des urgences où meurent des gosses de onze ans: les yeux calmes d'un enfant qui a vécu et est mort dans l'indigence, qui accepte et défie cette réalité. Non grâce à l'éducation, l'arme préférée de Kweku. Non avec l'aveuglement qu'il avait attribué à sa sœur, mais avec l'indifférence dont le monde avait fait preuve envers elle, lui et tous les enfants misérables. Le même dédain.) Ekua avait des yeux rieurs. En dépit de tout: tuberculose, indigence, charlatans mort prématurée. Elle jetait sur le monde qui ne lui avait accordé aucune importance un regard exprimant qu'elle ne lui en accordait pas plus. Elle avait vu tout ce que Kweku avait vu - la déchéance de leur médiocrité, l'insignifiance de leur présence au monde; la médiocrité désespérante d'une existence ne dépassant pas une plage qu'ils parcouraient en une demi-journée - sans s'estimer déchue, insignifiante ou méprisable pour autant.

La qualité de cette gaieté.
Brisa le cœur de Kweku.
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Tu vis dans ce monde, ces mondes, sans oublier un seul instant ce que les gens pensent de toi, la façon dont ils te voient. Tu dis que tu es africain et tu as envie de t'excuser, d'expliquer, mais je suis intelligent. Aucune valeur n'y est attachée, tu le sens. Si tu dis "Asie, Chine ancienne, Inde ancienne", tout le monde s'exclame ooh, la sagesse éternelle de l'Orient! En revanche, "l'Afrique ancienne" ne correspond à rien, si ce n'est à l’archaïsme. A un continent perdu. Tout le monde s'en tape. Tu aimerais qu'on te considère comme un être valable, et pas d’archaïque ou arriéré, tu comprends? tu ne t'en fiches pas, quelle que soit ton envie, parce c'est trop évident, Ling. Tu as peur de ce que les gens pensent et ne formulent pas. Et un jour, tu entends quelqu'un l'exprimer tout haut, ton père...
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Un coucher de soleil couleur de l'aurore.
《 On en a trouvé un!》 S' écrie Sadie
Folá les regarde extraire l'arbre du coffre.Benson sourit, lui fait signe de la main.Elle aussi avant de lancer: 《 J'arrive》. Elle pose un orteil sur la bouche dessinée par terre.L'esquisse, remarquable, est incontestablement de Kehinde. L'oreille aux aguets, elle l'a fixe.L'instant d'après, elle se moque d'être
à l'affût. Il n'y a rien à attendre. Elle prend les pantoufles de Kweku et les rapporte dans la maison.
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Elle était insulaire, comblée par son univers intérieur, ses rêves, ses idées.
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... tandis que le romantique Atlantique drosse avec langueur algues et déchets en plastique sur la plage mal entretenue. Si on le nettoyait, si on s'intéressait à l'océan, ce pourrait être pittoresque, aussi magnifique que le Togo, le Cap Skirring. Sauf qu'il s'agit du Ghana, un pays privilégié où règne l'indifférence.
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Le dédain des Africains pour les fleurs l'amuse, l'a toujours amusée ; l'indifférence de ceux qui jouissent de l'abondance (ou ceux qui sont cabossés psychologiquement - en proie à un dégoût chronique d'eux-mêmes, incapables d'accepter, même devant des preuves, la valeur de ce que la nature leur prodigue en abondance, avec excès, sans exiger d'efforts).
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- Attends, tu ne dois pas le signer ?
- Seuls les artistes célèbres signent leur toile.
- Seuls les artistes stupides attendent d'être célèbres.
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Puis, brusquement, une clairière : l'herbe courbant l'échine devant le sable, la mer, l'infini du ciel. Le tableau spectaculaire.
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Les êtres humains passent leur temps à s’y égarer. De l’oxygène, voilà ce qu’il lui faut, un petit tour parmi les fleurs, faire la paix avec le manguier, humer les roses.
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