Là, je suis calé au fond du canapé, le salon s'est temporairement vidé, l'écran de télévision renvoie des images de mon cerveau ne décrypte plus et je ne sais pas répondre à cette question : est-ce que j'aime mon père ? Comment fait-on pour continuer à vivre si l'on est incapable de répondre à une telle question ? (p. 90-91)
J'ai grandi en m'habituant à ne rien attendre de mon père. Je me souviens même parfaitement de la première fois où j'ai compris qu'il me faudrait lutter dans ce monde sans compter sur le soutien paternel. (p. 55)
Nous venons de passer 45 minutes côte à côte, mais nous n'avons en vérité pas vécu ces moments ensemble.
J'aime me répéter intérieurement que je ne suis pas comme les autres. Je trouve du réconfort dans la singularité, alors que la plupart de mes amis déploient des trésors d'efforts pour ressembler le plus possible à leurs contemporains.
Pendant quatre-vingt-dix minutes, nous avons été spectateurs du même événement, mais nous n'avons rien partagé.
Je suis entré en football comme on entre en religion ; le jour où pour la première fois j'ai été secoué par cette jouissance éphémère de se sentir tout puissant en disparaissant dans la houle d'une foule. C'est cette émotion que depuis j'aime ressentir au stade, ce moment océanique où l'on ne se laisse pas simplement emporter par la vague, mais où l'on devient la vague.
D'ailleurs, je déteste être adolescent. Je n'aime pas ce temps où tout nous semble définitif alors que tout est transitoire.
Que fait maman à cet instant ? A-t-elle regardé le match ? Pourquoi est-elle partie ?
J'ai basculé dans le vide.
INCIPIT
Je m’appelle Nicolas Laroche.
Je suis né à Glasgow, le 12 mai 1976.
J’avais treize ans et demi.
Ce jour-là, l’Association Sportive de Saint-Étienne (ASSE) jouait la finale de la coupe d’Europe des clubs champions contre le Bayern Munich.
Avant-match
Virginie a préparé des sandwiches avec du pain de mie – au choix, beurre, gruyère et jambon, ou pâté de campagne. Nous allons dîner en regardant le match à la télévision. Virginie vit avec mon père depuis un peu plus d’un an. Mes amis parlent d’elle en disant « ta belle-mère » ou « ta belle-doche », mais moi je l’appelle « ma fausse-mère » ou « ma fausse-doche ». Par souci d’exactitude.
Papa a acheté L’Équipe ce matin pour la première fois de l’année. J’y ai lu que Saint-Étienne est le premier club français depuis le Stade de Reims de Raymond Kopa, en
1959, à parvenir en finale de la coupe d’Europe. Kopa, ce nom évoque pour moi un monde à la fois mystérieux et familier, comme une contrée lointaine dont on parle avec l’émotion d’un autochtone sans être vraiment capable de la situer sur une carte. Un peu comme «le général de Gaulle» ou «Elvis Presley».
Moi je l'ai remplacée le jour même par une équipe de football, les Verts de Saint-Etienne, Lasse. Par instinct de survie.