Le Dit du Genji

Quel que soit le rang, c'est dans le soin que le père apporte à l'éducation d'un enfant que réside le principe de la considération que lui témoignera le monde.
[Livre dix-neuvième - Ce mince nuage...]

Des années durant, elle avait souffert tout ce que l'on pouvait souffrir, mais jamais elle ne s'était sentie écrasée à ce point, car depuis le jour de la Purification, quand, lors de ce grotesque incident, on l'avait ignorée et traitée par le mépris, son esprit y revenait sans cesse malgré elle et ne parvenait à retrouver son calme ; c'était pour cela sans doute que, dès qu'elle s'assoupissait un peu, elle se voyait en rêve entrer dans une maison où se trouvait une fort belle personne, qui devait être cette dame, qu'elle empoignait et frappait dans un accès de violence et de haine qui ne ressemblait guère à ce qu'elle était à l'état de veille ; et ce rêve s'était répété. Quelle horreur ! Se pouvait-il vraiment que l'esprit s'en allât de la sorte en abandonnant le corps, se demandait-elle parfois, éperdue : en ce monde où déjà l'on ne fait grand cas des bonnes actions d'autrui, quel sujet de médisance ce pouvait être là, et quelle fâcheuse réputation allait-on lui faire ! Il est constant que la haine de certains demeure en ce monde après leur mort. C'est là déjà un crime effroyable, mais être de son vivant accusée de pareilles abominations, voilà certes un destin cruel ! Comment faire, se demandait-elle, pour détacher son esprit de l'infidèle ? Mais c'était encore penser à lui.
[Livre neuvième - Les mauves]

Je m'étais abstenue de divulguer pareilles incartades, puisqu'il cherchait lui-même à les dissimuler à tout prix, mais d'aucuns m'accusaient d'avoir fabriqué cette histoire : Pourquoi donc, disaient-ils, sous prétexte qu'il était fils d'Empereur, ceux-là mêmes qui l'ont connu ne feraient-ils que chanter ses louanges comme s'il eût été sans défaut ? De toute manière, je n'éviterai pas que l'on me taxe de commérage...
Livre quatrième - La belle-du-soir]

Et tant pis pour les gens pressés : le Genji est certes un "roman-fleuve", et même un best-seller, mais il est fait pour être lu à tête reposée et relu à loisir, car ce qui importe, ce n'est pas une "histoire", à peu près inexistante du reste, surtout dans les derniers chapitres, mais un climat, unt atmosphère, un état d'âme, le parfum d'un prunier en fleur ou les accords d'une cithare.
[Introduction - René Sieffert]

"Pas un instant je n’ai eu le sentiment d’un véritable dépaysement, ni dans le temps ni dans l’espace, mais au contraire me hantait l’impression constante d’être engagé dans une aventure mentale étonnamment moderne. Il m’a semblé découvrir des situations, des analyses, des dialogues qui pouvaient avoir été imaginés hier, si ce n’est demain." [écrit René Sieffert qui a travaillé à sa traduction près de vingt ans]

La Dame de la Chambre avait de nouveaux sujets de tourments, qui s’ajoutaient aux soucis qu’elle nourrissait depuis des années. Elle était persuadée de l’indifférence du Prince à son égard, et pourtant, s’en arracher définitivement et partir au loin lui semblait devoir la plonger dans la détresse ; et puis, qu’en diraient les gens ? Sans doute serait-elle la risée de tous ! Dans ce cas, mieux valait peut-être rester, se disait-elle, mais alors tout le monde la mépriserait pour ce manque de dignité, ce qui l’inquiétait tout autant ; à force de se tourmenter ainsi, « pareille au flotteur de la ligne du pêcheur », elle se sentait le jouet des flots de sa passion et elle s’en rendait malade.

Les accents de la cithare, le son de la flûte, de même que la couleur des fleurs ou le chant des oiseaux, ne retiennent l'attention que s'ils sont en harmonie avec la saison...
[Livre quarante-quatrième - La rivière aux bambous]

Je ne sais lequel 
est la fumée qui monta 
du bûcher funeste 
mais la vue de ces nuages 
m’emplit de mélancolie 
[Livre neuvième - Les mauves] 

Le ciseleur sur bois confectionne toutes sortes d’objets en suivant son inspiration, et ces bibelots qui vous amusent pour un temps, par le fait même qu’ils n’obéissent à aucune règle, vous procurent un plaisir superficiel ; tout fier de ce qu’il est capable de faire, il change sa manière selon le goût du jour, et parmi ces objets qui attirent l’œil par leur nouveauté, il peut s’en trouver de plaisants. Le véritable maître par contre se distingue par ce qu’il prend son travail au sérieux, et qu’il produit sans effort des objets conformes à certaines règles, des ustensiles magnifiquement adaptés à leur usage, et décoratifs par surcroît.
A l’Office de la Peinture de même, nombreux sont les habiles, mais si l’on devait choisir parmi eux d’après leurs esquisses à l’encre, il serait difficile de déterminer du premier coup d’œil leur plus ou moins talent, en les examinant les unes après les autres. Et pourtant, le Mont Hôraï que nul n’a jamais vu, les poissons menaçants des rudes océans, les animaux féroces du pays de Kara, les visages des démons qui se dérobent à la vue, toutes ces images inventées et violemment coloriées, qu’ils peignent en suivant leur inspiration et qui frappent les yeux, ne ressemblent certes à aucune réalité, mais là s’arrête sans aucun doute leur savoir-faire ; s’agit-il par contre de représenter sans emphase de vulgaires montagnes, des cours d’eau, des habitations humaines familières à l’œil, et d’en faire une composition qui paraisse vraie, aux lignes séduisantes et douces, un maître peindra avec vigueur des plans éloignés de montagnes points abruptes, d’arbres touffus, avec, au premier plan, l’intérieur d’un enclos disposé selon les règles qui président à son harmonie propre, et c’est à cela précisément qu’un médiocre ne saurait atteindre.
En matière d’écriture enfin, celui qui, sans culture profonde, donne le change sans avoir l’air d’y toucher, en étirant par-ci par-là un point à la manière des cursives, peut, considéré d’un œil distrait, donner l’illusion du talent, mais une écriture soignée, de style authentique, même si l’effort du pinceau n’est point visible, une simple comparaison suffira à montrer qu’elle suit de plus près les règles de l’art.
[Livre deuxième - L’arbre-balai]

Voilà ce que l’on murmurait, mais on eut beau interroger les oracles, rien ne vint montrer que l’on eût deviné juste. Esprit ou non, on ne lui connaissait d’ennemi déclaré qui l’eût haïe de propos délibéré. Des esprits de gens tels que des nourrices défuntes, ou de ceux qui de longtemps tournaient autour de ses parents, mettaient à profit sa faiblesse pour se manifester à l’occasion, mais ceux-là n’avaient guère de consistance. Quant à la malade, elle ne faisait que pleurer sans fin et, de temps à autre, prise de nausées, elle délirait comme si elle ne le pouvait plus supporter, ce que son entourage impuissant considérait avec horreur et tristesse. De chez l’Empereur Retiré aussi l’on venait sans cesse aux nouvelles, et il veillait à ce que l’on prononçât les déprécations, gracieuse attention qui montrait en quelle haute estime il la tenait. Quand elle sut cet émoi universel, la Dame de la Chambre en fut fort troublée. Le sentiment de leur rivalité, qui des années durant avait été sans conséquence, s’était trouvé avivé chez elle par la sotte querelle à propos de leurs chars, et de cela, à la résidence du Ministre, l’on n’imaginait guère l’importance.