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Critique de AnnaCan


Quand j'ai lu L'Acacia pour la première fois, c'est à peine si j'avais entendu parler de son auteur. Je ne savais pas s'il était vivant ou mort, j'ignorais complètement qu'il avait reçu le Nobel. En revanche, j'avais appris, je ne sais trop comment, qu'il vouait une grande admiration à l'oeuvre de Proust. Et c'est ça qui m'a donné envie de le lire.
Subjuguée dès les toutes premières lignes, je me souviens m'être dit : ‘Je n'ai jamais rien lu de pareil'. Je faisais l'expérience d'une immersion totale, j'étais dans la boue au milieu d'un paysage détrempé, ravagé par la guerre, en compagnie de deux femmes et d'un enfant dont je ne savais rien sinon que le malheur les avait frappés. Et ce que j'ai compris ou plutôt senti, c'est que l'auteur avait réussi là quelque chose d'inouï : restituer en quelques lignes et en une unique phrase une simultanéité de sensations, de perceptions, d'émotions et de souvenirs. Je pense que d'une façon ou d'une autre, tout auteur court après ce rêve : nous faire sentir et ressentir et voir et percevoir dans un condensé d'écriture la vie même… mais infiniment peu y parviennent avec tant de grâce et, j'ose le mot, avec tant d'efficacité.

Le chapitre I (1919) s'ouvre sur cette phrase :
« Elles allaient d'un village à l'autre, et dans chacun (ou du moins ce qu'il en restait) d'une maison à l'autre, parfois une ferme en plein champ qu'on leur indiquait, qu'elles gagnaient en se tordant les pieds dans les mauvais chemins, leurs chaussures de ville souillées d'une boue jaune que l'une des deux soeurs parfois essuyait maladroitement à l'aide d'une touffe d'herbe, tenant de l'autre main son gant noir, penchée comme une servante, parlant d'une voix grondeuse à la veuve qui posait avec impatience son pied sur une pierre ou une borne, la laissant faire tandis qu'elle continuait à scruter avidement des yeux le paysage, les prés détrempés, les champs que depuis cinq ans aucune charrue n'avait retournés, les bois où subsistait ici et là une tache de vert, parfois un arbre seul, parfois seulement une branche sur laquelle avaient repoussé quelques rameaux crevant l'écorce déchiquetée. »

Claude Simon était, paraît-il, un grand amateur de musique. Il a puisé dans son histoire familiale et dans celle des deux guerres mondiales les éléments d'une symphonie en douze chapitres qui bousculent la chronologie et notre rapport au temps. Parfois concentrés sur une seule journée (27 août 1914), une année (1940) ou s'étirant au contraire sur plusieurs décennies (1914-1982), nous y empruntons le cours sinueux d'un récit au croisement de l'intime et de l'Histoire, un récit fragmenté comme la mémoire qui le sous-tend, avec ses focales et ses ellipses.
L'auteur reste constamment à hauteur d'homme, il ne surplombe pas les choses, mais les donne à voir dans toute leur fragilité et dans toute leur absurdité. La guerre n'est pas une chose désincarnée ou abstraite, un événement édifiant ou tragique, la guerre c'est ça :
« (...) tous, les uns après les autres, déversés, engloutis, disparus sans laisser de traces, rayés des tableaux d'effectifs sans même que ce qui se passait (ce qu'ils (les cavaliers) étaient en train de vivre) ressemblât de près ou de loin à quelque chose comme une guerre, ou du moins à ce qu'ils s'imaginaient confusément que devait être la guerre : même pas un décor, le minimum de mise en scène, de solennité (ou même de sérieux) qui leur eût tout au moins permis de croire qu'on les avait envoyés là pour se battre et non pas simplement pour être tués (...) »
De même, l'amour, le désir, le sexe sont-ils restitués dans leur réalité la plus intime et la plus sensible, sans voyeurisme ni fausse pudeur :
« (...) elle dont probablement aucun homme n'avait jamais baisé ni même effleuré les lèvres, tout à coup arrachée à sa bienséante et végétale existence, projetée ou plutôt catapultée, précipitée au plein de sa vorace trentaine dans une sorte de vertigineux maelström qui avait pour centre le bas de son ventre d'où déferlait en vagues sauvages quelque chose qui était aux plaisirs qu'elle avait connus jusque-là comme un verre d'alcool à du sirop d'orgeat, ne s'arrêtait même pas aux limites de son corps, se prolongeait encore au-dehors, si tant est qu'elle fût encore capable de distinguer entre dedans et dehors lorsque, abritée de son ombrelle, encore pantelante et moite, de nouveau appuyée à ce bras dont à travers le léger tissu de toile elle pouvait sentir les muscles, épuisée (ou plutôt rassasiée, repue, hébétée), elle descendait la passerelle, allait flâner aux escales (ou plutôt mollement flotter, comme dans un état second, somnambulique) le long des étalages de souks ou de marchés indigènes, percevant comme dans un permanent orgasme ces ports, ces villes, ces pyramides, ces chameaux, ces foules barbares et loqueteuses (…) »

Je dirais pour finir que le ton de Claude Simon est à la fois lyrique et âpre, bienveillant et ironique, que son regard à la fois exalte le monde et le transperce comme une lame. Et si, dans sa quête effrénée de restituer en quelques pages la vie même, il perd parfois son lecteur, c'est pour mieux le rattraper par la suite, le prendre dans les rets de ses phrases enchanteresses.
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